— Attends. Que fais-tu ?

— Je rentre à la maison. Retrouver les enfants. »

Il lui barra le chemin. « Anna, tu ne comprends pas.

C'est arrivé, d'accord. Mais je n'ai pas l'intention de continuer. J'ai voulu me montrer honnête avec toi. Mais cette histoire est terminée maintenant. Je veux rentrer à la maison, revenir auprès de toi, des enfants. »

Anna l'écarta avec colère. « Je ne veux plus en parler », murmura-t-elle. Elle évita les bras ouverts de Thomas, traversa rapidement la place et leva la main pour appeler un taxi. A travers un brouillard de larmes, elle vit le signal lumineux d'une voiture libre qui s'approchait d'elle.

Thomas arriva à sa hauteur. « N'ai-je aucune chance ? demanda-t-il doucement. Après toutes ces années ? Je te demande de me pardonner. Ah ! Je n'aurais jamais dû t'en parler ! »

Anna lui lança un regard furieux, mais il s'obstina. « J'ai voulu être franc. Je te croyais capable d'indulgence.

— Je ne peux pas en supporter plus pour l'instant.

— Anna, il faut que nous parlions. Je dois me rendre à Boston demain. Je serai trop angoissé pour avoir les idées claires.

— Ce n'est pas mon problème. Moi aussi, je dois retrouver mes esprits. » Elle monta dans le taxi et claqua la portière derrière elle. Il leva le bras pitoyablement comme s'il voulait retenir la voiture et disparut peu à peu dans la foule.

17

Comme un voleur, Edward referma la fenêtre de la cave et traversa la pelouse à pas de loup, maudissant la lumière des étoiles. Le vacarme de la stéréo le fit sursauter. Il s'arrêta et attendit, sur ses gardes. Puis il continua son chemin, les doigts serrés sur le manche du couteau.

Caché derrière la porte, prêt à frapper, il avait songé un instant à les tuer tous les deux. Mais c'était trop incertain, trop risqué. Pourtant, la rage qui s'était emparée de lui en voyant Tracy entrer dans la pièce l'avait un instant poussé à se jeter comme un forcené sur les deux adolescents. Tout avait été parfaitement calculé et cette idiote était venue gâcher son plan.

Edward sentait encore la colère bouillonner en lui. Il avait été à deux doigts du but. Il fit un large détour et se dirigea vers le moulin. Les ailes se dressaient, noires dans le ciel étoilé, comme si elles lui adres-saient un signe. Il était encore temps. Il trouverait le moyen d'y parvenir demain.

Fort de cette résolution, il atteignit la porte et l'ouvrit. Tout au long de la journée, il s'était imaginé revenant ici pour y cacher le couteau et changer de vêtements une fois sa tâche exécutée. Si seulement il avait pu en finir avec cette histoire !

Edward prit le couteau et le lança sur l'établi où il atterrit bruyamment. Puis il se tourna pour refermer la porte.

« Edward. »

Il pivota sur lui-même en claquant la porte, le visage livide. Les mains jointes et un sourire craintif sur les lèvres, Iris se tenait dans l'ombre, sous le grenier.

« Iris ! Que fais-tu là ? » Les yeux agrandis d'effroi, il se mit à trembler de la tête aux pieds.

« Je... je suis désolée, balbutia-t-elle avec un mouvement de recul devant la violence de sa réaction. Je ne voulais pas te faire peur. »

Edward la dévisagea. Son imagination se mit à galoper. La pensée qu'elle aurait pu le surprendre en train de rentrer couvert de sang le remplit d'une telle terreur qu'il resta sans voix.

« Où étais-tu ? demanda-t-elle. Pourquoi as-tu pris ce couteau ? »

Il retint l'envie instinctive de la mettre brutalement dehors en l'injuriant. Cela ne servirait qu'à éveiller ses soupçons. Il devait se montrer calme, inventer une excuse.

« Que faisais-tu dehors avec ce couteau ? insista Iris. As-tu entendu quelqu'un ?

— Oui, dit-il. C'est ça. J'ai cru entendre un rôdeur et j'ai pris ce couteau. C'est... c'est pourquoi j'ai eu tellement peur en te trouvant ici. Pendant une seconde, j'ai cru qu'un type s'était introduit dans le moulin. » Elle le regardait d'un air préoccupé et compatissant.

« As-tu vu quelqu'un ?

— Non, non. » Vidé, Edward s'appuya lourdement contre l'établi. « Ce n'était rien. Sans doute le bruit du vent, ou mon imagination.

— Je me demande, Edward... peut-être devrions-nous prévenir la police.

— Ce n'est pas la peine. Je suis certain qu'il n'y avait personne. »

Une pensée traversa l'esprit d'Iris. « Paul ! s'exclama-t-elle. Il est tout seul chez lui.

— Je viens de te dire qu'il n'y avait personne.

— Nous devrions lui téléphoner pour plus de sûreté.

— Je croyais que tu étais partie pour ta cure ?

— Eh bien, j'ai fait demi-tour en route. J'ai eu envie de te parler et j'ai pensé que je devais revenir.

— Pourquoi ne m'as-tu pas tout simplement téléphoné ? demanda-t-il comme si c'était la solution évidente pour tout être sensé.

— Il m'a semblé préférable de parler en tête à tête, Edward. J'ai beaucoup pensé à nous ces temps derniers... à notre mariage. »

Il s'efforça de maîtriser le dégoût qui montait en lui. Il savait parfaitement ce qui avait provoqué cette crise. Anna avait des problèmes de couple et Iris se croyait obligée de suivre le mouvement. Un vrai mouton de Panurge. Parfois, cette femme était véritablement idiote. « Que racontes-tu, Iris ?

— C'est difficile à dire, poursuivit-elle avec un air douloureux et craintif. Je crois que je ne te rends plus heureux. Si je l'ai jamais fait. J'ai ressenti cette impression très profondément depuis quelque temps. Tu as besoin d'une femme qui te donne ce que tu attends d'elle. »

Edward n'en crut pas ses oreilles. L'incongruité et la franchise de l'aveu faillirent le faire rire. Il ne désirait qu'une chose : se débarrasser d'elle, l'expédier à sa cure et s'asseoir pour élaborer un nouveau plan.

« Iris, dit-il calmement. Est-ce vraiment le moment et l'endroit pour ce genre de discussion ? Cela ne peut-il attendre ton retour ?

— Si, mais...

— Je suis fatigué. Je me préparais à passer une soirée tranquille, à travailler dans mon atelier.

— Mais je pense parfois que tu serais bien plus heureux sans moi. »

Il la regarda, stupéfait, comme si elle faisait preuve du plus grand manque de savoir-vivre. « Je ne me suis jamais plaint, dit-il sèchement. Pourquoi soulever cette question aujourd'hui ? Tu fais preuve d'un regrettable manque de confiance, Iris. Notre mariage me satisfait pleinement. Je ne vois aucune raison pour que tu en doutes.

— Tu as sans doute raison, dit-elle.

— A présent, tu devrais reprendre la route afin de ne pas arriver trop tard. J'aime mieux ne pas te savoir sur les routes la nuit. Pars et ne te fais pas de soucis. Pour moi, les choses entre nous sont telles qu'elles l'ont toujours été. »

Résignée, Iris se dirigea vers la porte.

« Veux-tu que je t'accompagne à ta voiture ?

— Ce n'est pas nécessaire.

— Je préférerais, insista-t-il d'un ton doucereux. Je ne suis pas tout à fait rassuré, même si ces bruits ne signifiaient rien.

— Si tu veux. »

Edward jeta un regard derrière lui avant de refermer la porte. Le couteau de chasse était sur l'établi à l'endroit où il l'avait lancé. Il fallait agir tout de suite, avant qu'Iris ne se mît dans la tête de revenir à la maison pour une seconde lune de miel. Il haussa les épaules au souvenir de la tiédeur de leur nuit de noces. La décourager ne serait pas difficile.

« Fais attention de ne pas trébucher », lui cria-t-il en refermant la porte du moulin.

Les accords plaintifs des Bee Gees accueillirent Anna lorsqu'elle entra dans la maison. La veste de Tracy était étalée sur l'une des chaises de la salle à manger. Elle est rentrée plus tôt que prévu, se dit

Anna. Elle n'avait vu aucune lumière dans l'escalier en arrivant. Elle se dirigea vers la porte de la cave.

« Je suis rentrée, cria-t-elle.

— Hello... » La voix des deux enfants s'éleva du sous-sol. Anna haussa les sourcils et sourit. Elle ouvrit le réfrigérateur. Il y avait une bouteille de soda ouverte dans un compartiment. Elle se versa un verre.

Tout en buvant lentement, elle repensa à sa conversation avec Thomas. Il avait couché avec une autre femme. Aurait-elle pu le déceler à certains signes, si elle n'avait été tellement préoccupée par Paul ? Si elle avait fait attention à Thomas ?

Le pire était de l'imaginer au lit, dans les bras d'une autre. Probablement une femme sans rides autour des yeux ni cheveux gris. Une femme au corps svelte, ferme et consentant. Le dégoût l'envahit à cette pensée, mêlé d'un vague sentiment de honte.

Un frôlement soyeux comme la caresse d'un plumeau la fit sursauter. Elle baissa la tête et vit le chat de Paul qui se frottait contre ses jambes.

« Sam ! s'exclama-t-elle en soulevant l'animal. D'où sors-tu ? »

Elle voulut appeler les enfants mais le volume de la musique la découragea et elle se mit à descendre, serrant prudemment le chat au creux de ses bras.

En bas des marches, elle s'arrêta, surprise par la scène qui s'offrait à ses yeux. Allongés sur la natte ronde en coton tressé, Paul et Tracy jouaient aux cartes.

« Dix, annonça Paul en abattant un valet.

— Vingt, dit Tracy en abattant un autre valet.

— Hé, dit Anna. Regardez qui j'ai trouvé. » Elle leur montra le chat.

Paul leva la tête et lui adressa un sourire d'une douceur tellement inattendue qu'elle en eut le souffle coupé. Pendant un instant, elle crut avoir retrouvé son petit garçon perdu.

« C'est Tracy qui l'a ramené », expliqua-t-il.

Le visage enfoui dans la fourrure de l'animal, Anna sourit. « Bienvenue à la maison, Sam.

— Qu'a dit papa ? demanda Tracy.

— Eh bien... Il vous embrasse... tous les deux. »

Paul tendit les bras vers son chat et se mit à le

caresser.

« Joue », dit Tracy.

Sans lâcher Sam, Paul posa une carte. « Vingt-six. »

Anna les regarda jouer. Elle aurait aimé que Thomas pût les voir en ce moment. Elle se laissa tomber sur la banquette. « Tout s'est bien passé, ici ?

— Oui, fit Paul.

— Papa n'a rien dit d'autre ? demanda Tracy. Est-ce qu'il va rentrer à la maison ?

— Je ne sais pas. J'espère. »

Anna s'aperçut soudain que la porte qui donnait sur la cave était entrebâillée. Avec un soupir, elle se leva pour aller la fermer.

« Qui a laissé la porte ouverte ?

— J'en sais rien, répondit Tracy.

— C'est toi, Paul ?

— Non. »

Anna hésita avant d'ouvrir la porte en grand et de pénétrer dans l'obscurité de la cave. Elle se dirigea vers le centre de la pièce et tira sur la chaîne du globe lumineux. Les coins restèrent dans l'ombre malgré l'éclairage, et le reste apparut dans tout son désordre. Peut-être n'avais-je pas refermé complètement la porte, se dit Anna. Elle jeta un coup d'œil sur l'amoncellement des objets laissés à l'abandon. Il faudrait que je mette de l'ordre dans tout ça. Elle s'apprêtait à éteindre lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur la fenêtre.

L'un des brise-bise qu'elle avait confectionnés était à moitié pris entre le châssis et le battant en bois, et le tissu godaillait. Anna alla vers la fenêtre et effleura le rideau de la main. Ses doigts rencontrèrent la targette, qui n'était pas fermée. Son cœur se mit à battre plus vite. « Qui a ouvert la fenêtre de la cave ? cria-t-elle d'une voix aiguë.

— Qu'est-ce que tu dis ? hurla Tracy. On n'entend rien avec la musique. »

Anna recula lentement jusqu'au milieu de la pièce sans quitter des yeux le rideau coincé dans la fenêtre. Puis elle tourna les talons et courut vers la lumière de la salle de jeux.

Paul leva la tête et resta la main en l'air, tenant la carte qu'il s'apprêtait à jouer. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il. Tracy se tourna vers sa mère.

Figée sur le seuil, Anna les dévisagea. « Avez-vous ouvert la fenêtre de la cave ? »

Ils firent le même signe de dénégation. « Pourquoi ? demanda Tracy.

— Quelqu'un l'a ouverte », répondit Anna d'un air sombre.

Paul et Tracy se regardèrent, étonnés.

« Avez-vous entendu du bruit, dehors ?

— Non, dit impatiemment Tracy.

— Et toi, Paul ? demanda Anna.

— Non. »

Anna chercha à se rappeler quand elle avait vérifié la fermeture de cette fenêtre. Elle était sûre de l'avoir fermée le jour du retour de Paul et de ne pas l'avoir rouverte depuis.

« C'est peut-être Papa », suggéra Tracy.

Anna réfléchit. « Peut-être. »

Elle désirait les rassurer, les persuader qu'ils n'avaient rien à craindre. Mais en les voyant reprendre tranquillement leur partie de cartes, elle se rendit compte qu'ils n'avaient pas peur. L'idée que quelque chose pût arriver ne leur venait pas à esprit.

C'était probablement Tom. Mais elle n'était pas rassurée pour autant. On n'est jamais trop prudent, pensa-t-elle. Surtout lorsqu'il s'agit de vos enfants. C'est une chose dont je ne démordrai jamais.

Iris frappa un coup léger sur le carreau derrière lequel était accrochée la pancarte « Fermé ». Au bout de quelques minutes, elle entendit quelqu'un se déplacer et la porte s'ouvrit sur une femme aux courts cheveux bruns, vêtue d'un blue-jean et d'un sweat-shirt. Des pendants d'oreilles en argent, ornés de turquoises, se balançaient sous le casque des cheveux

bouclés. La femme sourit, dévoilant un espace entre ses dents de devant.

« Tu étais en train de travailler ? demanda Iris.

— Je faisais cuire quelques poteries. Entre. »

Iris pénétra dans l'atelier. Il y avait des rangées de rouleaux de glaise et de récipients divers en argile sur les tables. Au centre de la pièce trônait un tour de potier et deux fours noirs occupaient presque tout le mur du fond. Les murs semblaient avoir été recouverts d'une fine couche de poudre grise.

« Où sont tes bagages ?

— Je les ai laissés dans la chambre. Je suis navrée d'être en retard, Angelica.

— Je ne m'inquiétais pas. Pas encore. » Les deux femmes s'embrassèrent tendrement sur la bouche. Iris s'écarta avec un soupir.

Angelica se dirigea vers un fourneau, versa de l'eau bouillante dans un gobelet en céramique, qu'elle tendit à son amie.

« De la tisane, dit-elle. Tu as l'air d'en avoir besoin. »

Iris soupira à nouveau et Angelica inclina la tête en souriant. « Qu'y a-t-il ? Tu ne lui as pas parlé, n'est-ce pas ?

— J'ai essayé. Toute la journée, j'ai cherché à lui parler. Mais l'occasion ne s'est pas présentée. Et ce soir, après avoir quitté la maison pour venir ici, j'ai fait demi-tour. Je me suis dit que c'était maintenant ou jamais ; que j'avais droit au bonheur ; qu'il était temps de lui parler franchement. J'ai commencé à... et je n'ai pas pu. »

Angelica alluma une cigarette et la tint entre ses dents pendant qu'elle agitait l'allumette pour l'éteindre. Elle tira une bouffée, avala une gorgée de tisane. « Peut-être ne veux-tu pas vraiment le lui avouer, insinua-t-elle. Peut-être n'as-tu pas réellement envie de rompre ton mariage ? »

Iris leva vers elle un regard malheureux et secoua lentement la tête. « Oh si. J'ai l'intention de rompre. Je te le promets.

— Ne me promets rien, dit Angelica. Il ne faut pas le faire à cause de moi. Si tu te sens incapable de faire face à un scandale, je le comprendrai. Je resterai ton amie dans l'ombre.

— Non, protesta Iris. Il n'en est pas question. C'est la première fois que je suis vraiment heureuse. Avant toi, j'étais plongée dans une sorte de léthargie. Maintenant, je sais ce qui me manquait dans ma vie, et je veux vivre avec toi. Je me moque du qu'en-dira-t-on. »

Son amie lui jeta un coup d'œil en biais « Il va te mener la vie dure.

— Il sera hors de lui lorsqu'il l'apprendra. Il m'a dit ce soir qu'il était parfaitement satisfait de notre mariage.

— Satisfait ! ricana Angelica. Franchement, Iris, je ne comprends pas comment tu as pu supporter cet homme aussi longtemps. C'est un snob de la pire espèce et la façon dont il te traite est inexcusable. Je ne vois pas pourquoi tu devrais te soucier de lui.

— Je n'y peux rien. Je me sens coupable. Je crois ne jamais l'avoir aimé. Je n'ai jamais été véritablement sa femme, tu sais. Je reconnais qu'il a mauvais caractère, mais il exige autant de lui que des autres. Et le scandale sera une épreuve terrible pour lui.

— Tu n'es pas obligée de faire une déclaration publique ni d'en faire une montagne, tu sais. Le divorce est une chose courante de nos jours. Le monde entier n'a pas besoin de connaître tes raisons. »

Iris leva vers Angelica un regard rayonnant. « Au contraire, je veux que tout le monde soit au courant, dit-elle. Je suis amoureuse pour la première fois de ma vie, et j'ai envie de le crier sur les toits.

— Tu es adorable, sourit Angelica. Un peu naïve, mais c'est ce que j'aime chez toi. »

Iris rougit et ses yeux s'emplirent de larmes. « Je vais le lui annoncer, promit-elle. Dans deux jours. A moins que je ne lui téléphone simplement dimanche prochain que je n'ai pas l'intention de rentrer à la maison.

— Très bien. Fais ce qui te semblera le plus facile. Il faut que je surveille le four. Reste ici. »

Iris la suivit des yeux d'un air extasié.

Gus terminait sa barquette de porc à la sauce aigre-douce lorsque le téléphone sonna.

Il fut content d'entendre sa femme à l'autre bout du fil et s'enquit immédiatement du bébé. Le nouveau-né et sa mère se portaient bien. Sa femme lui téléphonait uniquement pour savoir quand il rentrait à la maison. Elle craignait qu'il ne fût éreinté avec toutes ces émotions, la naissance du bébé et le suicide de son client. Elle lui rappela qu'il n'était plus aussi jeune qu'autrefois.

Gus regarda du coin de l'œil la modeste enseigne du motel. Le parking était calme, mais il attendait un peu d'affluence dans la soirée : il y avait, en ville, un congrès de méthodistes.

« Hé, Millie ! Tu sais pas la nouvelle ? Tu sais pas qui passe samedi soir au Havana ? La Champagne Lady, de Lawrence Welk. On devrait y aller. Tu l'adores. »

Millie déclara qu'elle allait réfléchir et raccrocha après lui avoir recommandé de conduire avec prudence.

Gus se leva et regarda à nouveau vers le parking. Même s'il refusait de l'admettre, il était crevé. Avec un soupir à la fois satisfait et las, il commença à baisser les stores du bureau. Il pourrait peut-être demander à la Champagne Lady de chanter Danny Boy. Il adorait cet air.

Il déroulait le premier store lorsqu'il fit une grimace. Un couple de méthodistes se dirigeait à grands pas vers la réception avec cette expression qui signifiait : « Les toilettes sont bouchées et nous payons pourtant assez cher pour cette chambre. » Gus les reconnut tout de suite. Ils occupaient la chambre 17. Rien à craindre, c'était sûrement la plus propre de tout le motel. On l'avait nettoyée de fond en comble après y avoir trouvé ce taré au bout d'une corde.

La porte de la réception s'ouvrit avec un grincement et un couple d'un certain âge entra.

« Bonsoir, mes amis, dit Gus en affichant un sourire de circonstance. Que puis-je pour vous ? »

Le mari avait des lunettes à monture d'acier et des cheveux de la même teinte. La femme semblait hors d'elle.

« Monsieur, dit l'homme, ma femme et moi logeons dans votre motel. Nous appartenons à l'Eglise méthodiste. Nous sommes ici pour un congrès.

— C'est un plaisir de vous avoir ici, mes amis, dit Gus. La chambre vous convient-elle ?

— La chambre est parfaite, répondit l'homme, mais je n'en dirais pas autant de ceci. » Il agitait une Bible dans sa main.

Gus regarda le livre avec un froncement de sourcils, se demandant si les méthodistes utilisaient une autre version du Livre saint. Il ne savait pas grand-chose sur leurs activités si ce n'est que la Champagne Lady venait chanter pour eux.

« C'est une honte, déclara la femme avec une moue de dégoût. Cette Bible dans notre chambre a été profanée.

— Profanée ?

— Ma femme a voulu lire quelques versets tout à l'heure, et voilà sur quoi elle est tombée. » L'homme ouvrit le livre. Les marges étaient couvertes de gribouillages qui chevauchaient le texte. Il suffit à Gus d'un coup d'œil pour voir qu'il s'agissait d'obscénités. Il s'empara de la Bible et la posa derrière son bureau.

« Je suis vraiment désolé, monsieur », dit-il en prenant un autre exemplaire dans un tiroir, qu'il tendit au congressiste offusqué.

La femme feuilleta rapidement la nouvelle Bible. « C'est mieux ainsi, dit-elle.

— Il n'y a rien d'autre ? demanda Gus.

— Non, le reste est parfait, répondit l'homme en prenant son épouse par le bras. Si j'étais vous, je ne garderais pas ce tissu d'insanités ici. Cela pourrait tomber entre les mains d'un enfant.

— Ne vous en faites pas. »

Après leur départ, Gus prit la Bible et l'examina avec curiosité. Il retrouva sans difficulté les pages griffonnées qui avaient provoqué l'indignation de ses clients et tourna le livre dans tous les sens pour lire les inscriptions.

Tout ça ne voulait rien dire et il renonça à en saisir le sens. Une seule chose attira son attention : dans le coin d'une page, un nom était lisiblement noté, Edward Stewart, et en dessous un numéro de téléphone. Gus resta songeur. Ce nom, toute cette histoire à dormir debout, pourraient-ils être d'une utilité quelconque à cet aimable inspecteur qui était venu le trouver à l'hôpital ? Son instinct poussait Gus à ne pas se mêler de cette affaire, mais il ne voulait pas non plus ressembler à ces gens qui ne préviennent jamais la police, même lorsqu'ils entendent crier à l'assassin. Il chercha dans la poche de sa chemise la carte de l'inspecteur, avec son numéro de téléphone. Il ne risquait rien à passer un coup de fil.

Il composa le numéro du commissariat de police de Stanwich et demanda l'inspecteur Mario Ferraro.

« Il s'est absenté pour deux jours. C'est de la part de qui, je vous prie ?

— A quelle date sera-t-il de retour ?

— Vendredi, en principe. Voulez-vous parler à quelqu'un d'autre ?

— Non, je vous remercie. Je rappellerai à son retour.

— Désirez-vous laisser un message ?

— Non. Ça peut attendre. Je rappellerai. » Il raccrocha et fourra la Bible dans le tiroir. Puis il ramassa toutes les clefs, éteignit la lumière et laissa le numéro d'urgence accroché à la porte du bureau.

Anna sentit la douceur du soleil matinal sur ses épaules tandis qu'elle sortait le linge encore chaud du séchoir électrique et le pliait hâtivement dans une corbeille. Elle reconnut le pas de Tracy et l'appela. Tracy parut dans l'embrasure de la porte. Elle effleura d'un baiser la joue de sa mère.

Surprise, Anna frémit de plaisir devant cette manifestation de tendresse, la première depuis des semaines.

« Tu es bien matinale.

— Mary Ellen m'a invitée à faire du bateau avec son frère aîné et sa petite amie.

— Tu vas bien t'amuser.

— Tu t'es parfumée ? demanda Tracy. Du rouge à lèvres et tout le tralala. Où vas-tu ?

— A l'aéroport. Ton père prend l'avion pour Boston ce matin. Je vais le voir partir.

— Oh...

— Nous devons discuter. Peux-tu monter ces affaires dans ta chambre, chérie ? »

Tracy prit la pile de linge.

« Je pensais demander à Paul de venir faire du bateau avec nous, dit-elle négligemment.

— C'est gentil, mais je dois le conduire à l'hôpital cet après-midi. Pour des analyses. Nous serons de retour de l'aéroport avant midi.

— Il va voir Papa partir, lui aussi ? demanda la jeune fille avec une note d'irritation dans la voix.

— Je ne veux pas le laisser seul à la maison. Je n'ai pas d'autre solution. » Mère et fille restèrent silencieuses.

« Je vais monter me préparer, dit Tracy. Peux-tu me déposer chez Mary Ellen ?

— Bien sûr. Réveille ton frère, s'il te plaît. Il est bientôt l'heure de partir. »

Tracy jeta un coup d'oeil sur la petite pile de chaus-settes et de shorts posée sur la machine à laver. « C'est à lui ? Je vais les monter en même temps. »

Anna entra dans la cuisine et s'assit à la table. Elle avait à peine dormi et pourtant elle ne se sentait pas fatiguée. Au contraire, elle avait l'impression que tout son organisme était en ébullition et il lui tardait de partir.

Après avoir découvert la fenêtre ouverte, elle avait passé la maison en revue et téléphoné à la police. Le flic de service avait à peine dissimulé son impatience, expliquant qu'ils n'avaient pas l'habitude de se déranger pour des fenêtres ouvertes. Il lui avait conseillé de ne pas s'inquiéter et proposé de lui envoyer quelqu'un si elle insistait vraiment. Anna avait insisté. Un inspecteur était venu faire un tour rapide de la maison et lui affirmer qu'elle n'avait rien à craindre.

Tout au long de la nuit, seule dans son lit, elle avait ressassé ce que lui avait dit Thomas. Il avait couché avec une autre femme et à présent il voulait être pardonné et revenir auprès d'elle. Toute la nuit, elle avait lutté contre ses propres sentiments, incapable de faire un choix. Elle s'était endormie vers quatre heures du matin et lorsqu'elle s'était réveillée, sa décision était prise.

A présent, elle ne pouvait plus attendre. Elle ferma les yeux, imaginant le visage de Thomas lorsqu'il l'apercevrait à la porte d'embarquement. Une bouffée d'émotion l'envahit. C'était la bonne décision. On ne brise pas sa vie pour une faute. Elle avait sa part de culpabilité elle aussi. Elle pensa avec remords à Tracy qui avait souffert pendant toutes ces années d'entendre sa mère répéter la même histoire. Tracy semblait lui avoir pardonné. A son tour d'en faire autant.

Elle ouvrit les yeux et regarda l'horloge. Il y avait peu de chance qu'Edward fût déjà parti travailler. Anna composa le numéro des Stewart et laissa sonner plusieurs fois.

Un homme chauve et malingre en livrée bleue ouvrit la porte vitrée de l'entrée. « Bonjour, monsieur, dit-il poliment. Beau temps, n'est-ce pas ?

— Oui, murmura Thomas en s'efforçant de ne pas coincer sa valise et sa serviette dans la porte de l'élégant vestibule somptueusement éclairé.

— Qui désirez-vous voir monsieur ? » demanda le portier. C'était le gardien qui était de service lorsque Thomas avait quitté l'immeuble avec Gail hier matin. « Mlle Kelleher, je vous prie. »

Le portier se dirigea vers le téléphone intérieur. Thomas s'assit et posa ses bagages par terre. Il devait être à l'aéroport dans une heure et demie, mais il ne pouvait pas s'en aller sans parler à Gail, même s'il redoutait cette entrevue. Après avoir quitté Anna la veille au soir, il était allé à l'hôtel où il avait passé une nuit blanche entre ses pensées et une bouteille de bourbon. Il était lessivé ce matin et souffrait d'un mal de tête épouvantable, mais au moins se sentait-il moins coupable que la veille.

« Vous pouvez monter, monsieur, dit le portier.

— Merci. »

Il parcourut à pas lents le couloir jusqu'à la porte de Gail et sonna. Elle ouvrit elle-même, vêtue d'un tailleur, maquillée, prête à partir.

Elle le dévisagea et laissa échapper un petit rire. « Tu reviens t'installer ?

— Je pars pour Boston tout à l'heure.

— Je sais, dit-elle en s'écartant pour le laisser entrer.

— Je suis désolé pour hier soir, dit-il. J'aurais dû te téléphoner en rentrant à l'hôtel, mais je n'avais pas les idées bien claires.

— Je n'attendais pas ton coup de fil. Comment s'est passée ta rencontre avec Anna ?

— J'ai fait un joli gâchis, Gail. Je n'ai pas réfléchi. A présent, je crains d'avoir à te faire de la peine, et je n'ai pas voulu ça.

— Non, dit-elle, je ne pense pas que tu l'aies voulu. »

Edward raccrocha et regagna sa place à la table de la salle à manger. C'était un coup de veine. Un incroyable coup de veine !

Anna venait de lui téléphoner pour lui demander s'il avait vu ou entendu un rôdeur hier soir. D'abord pris de panique en l'entendant décrire la fenêtre ouverte, il lui avait assuré qu'elle n'avait absolument rien à craindre, que la soirée avait été parfaitement calme.

C'est alors qu'elle lui avait dit qu'elle partait pour l'aéroport. Elle emmenait Paul. Existe-t-il meilleur endroit pour enlever un enfant qu'un vaste aéroport anonyme ? Il n'aurait aucun mal à inventer une histoire pour attirer le garçon à l'insu de ses parents. C'était très simple. Il regretta seulement de ne pas l'avoir su la veille. Son sommeil eût été meilleur.

Il consulta sa montre. Il était temps de partir. Ce soir, il en aurait enfin terminé. Il irait tranquillement dîner au club, sachant que son accusateur en puissance serait bien mort et enterré, quelque part loin d'ici, et toutes ses inquiétudes avec lui.

19

Anna s'arrêta dans la file de voitures stationnées à l'extérieur de l'aérogare Est. Elle jeta un coup d'œil à Paul qui semblait fasciné par l'agitation régnant dans l'aéroport.

« Je suis contente de t'avoir avec moi, dit-elle. J'ignore comment une personne peut à la fois conduire et lire tous ces signaux. Avec un peu de chance, je risquais de me retrouver sur la piste d'envol. »

Paul haussa les épaules. Il était resté maussade pendant le trajet, furieux d'être obligé d'accompagner

Anna. « Tu aurais très bien trouvé ton chemin sans moi, dit-il.

— Peut-être, mais c'est agréable d'avoir un copilote. » Elle ne voulait pas lui donner l'impression d'être couvé ou trop protégé. Mais le souvenir de cette fenêtre ouverte au sous-sol la tracassait. Elle ne pouvait s'empêcher de penser aux menaces de Rambo. Allons, il est en sécurité, se dit-elle. Il ne risque rien.

Anna savait que Thomas n'approuverait pas cette précaution. Mais aujourd'hui, elle avait besoin de la présence de son fils auprès d'elle. Une fois Thomas de retour...

Elle prit son tube de rouge à lèvres, se farda avec application en se regardant dans le rétroviseur, referma le tube et se tourna vers Paul : « Veux-tu venir avec moi ? »

Il secoua la tête.

Anna jeta un regard sur l'entrée de l'aérogare grouillante de monde. Des policiers réglaient la circulation, des employés en uniforme entraient et sortaient par les portes automatiques. « Tu peux attendre ici, si tu veux. Mais ferme les portières à clef.

— Pourquoi ?

— Nous sommes à New York, chéri. Il faut être prudent. Tu ne veux vraiment pas jeter un coup d'œil à l'aérogare ?

— Non, répondit Paul d'un air abattu.

— Tu ne te sens pas bien ?

— Mais si. » Elle perçut une note d'exaspération dans sa voix.

« Très bien. » Elle se glissa hors de la voiture, verrouilla la portière derrière elle, et après lui avoir fait un signe de la main, elle traversa rapidement la chaussée et se dirigea vers les portes d'accès.

Paul tourna le bouton de la radio. Le speaker annonçait des offres spéciales pour la rentrée scolaire. Paul se sentit consterné en l'écoutant. Il n'avait pas envie d'aller à l'école. Tout le monde allait le dévisager. Il n'avait aucun ami ici ; et s'il n'appréhendait pas trop les cours, il avait la chair de poule à la perspective des repas, des récréations et de tout le reste. L'espoir secret et récent que Tracy l'aiderait un peu à s'y retrouver le réconforta légèrement. Après tout, elle lui avait proposé de l'emmener faire du bateau. Ce n'était pas le rêve d'être le protégé de sa sœur, mais c'était mieux que rien.

Un coup frappé à la vitre le fit sursauter, et il leva les yeux, s'attendant à voir Anna ou quelque sinistre individu braquant un revolver sur lui. « New York, Ville du Crime. » Il tourna brusquement la tête et vit le visage d'Edward Stewart.

Ce dernier lui faisait signe de baisser la vitre. Il éteignit la radio et lui obéit.

« Paul, où est ta mère ?

— Elle est allée voir mon père qui prend l'avion.

— Oh ! non ! gémit Edward.

— Que se passe-t-il ?

— Paul, ton père n'est pas là. Il y a eu... eh bien, il a eu un accident ce matin à New York. Il a été poignardé par un voleur. Il est à l'hôpital. Comme ils n'arrivaient à joindre personne chez toi, ils ont téléphoné à la maison. Oh ! elle va être folle d'inquiétude en ne le voyant pas venir.

— Je peux aller la chercher », proposa Paul.

Edward sembla réfléchir un instant à sa suggestion

avant de l'écarter. « Je vais y aller moi-même. Je dois vous conduire tous les deux à l'hôpital. Voir ton père. Ma voiture est dans le garage du parking, un peu plus loin. » Il indiqua un bâtiment sur la route qui menait à l'aérogare centrale. « A la place H-13. Pourras-tu la trouver ?

— Bien sûr.

— Attends-moi là-bas. Je reviens avec ta mère.

— Et notre voiture ? demanda Paul en sortant de la Volvo.

— Elle restera là. Je vais l'expliquer au policier.

— Bon.

— Va dans la voiture et attends. La portière est ouverte. »

Paul s'élança à travers la chaussée et longea la route

jusqu'au garage. Un couple sortait au moment où il entra, mais l'endroit était en partie désert et lui parut semblable à un cimetière de voitures.

Il remarqua que les emplacements du rez-de-chaussée étaient désignés par les premières lettres de l'alphabet. Ce qui signifiait qu'il devait monter plus haut. Il suivit la rampe jusqu'au premier étage. Les lettres allaient jusqu'à F. Il grimpa à l'étage suivant, songeant à Thomas perdant son sang au coin d'une rue tandis qu'un type s'enfuyait avec son portefeuille. L'obscurité du garage lui parut soudain hostile. Il pressa le pas, impatient de trouver la voiture et de s'y réfugier. Il s'enfermerait à clef et attendrait M. Stewart.

Il compta les emplacements et s'arrêta à la hauteur d'une voiture noire. C'était une Cadillac, longue et rutilante. Il s'avança, posa la main sur la poignée de la portière et se figea. Le long capot de la voiture s'inclinait comme un miroir noir jusqu'à la calandre à l'avant. Au sommet de la grille, il y avait un bouchon de radiateur comme Paul n'en avait jamais vu. Doré, avec la forme d'un aigle déployant ses ailes, les serres écartées, le bec ouvert, les yeux réduits à deux fentes menaçantes.

Paul sentit une douleur fulgurante lui traverser le crâne. Son visage se contracta. Il resta la main posée sur la portière, bras et jambes en coton, submergé par la nausée. Les yeux rivés sur l'aigle, il recula d'un pas.

Soudain, il entendit un bruit sourd dans son dos ; un bras l'entoura et la portière s'ouvrit brusquement. Projeté violemment sur le siège avant, Paul sentit son menton heurter le volant. Un moment étourdi par le choc, il chercha à se dégager et se retourna pour faire face à son assaillant.

Les yeux d'Edward Stewart brillaient, menaçants. Paul leva son poing, mais Edward lui rabattit le bras, le clouant de tout son poids sous son genou plié. Au moment où il s'apprêtait à crier, un chiffon humide s'abattit sur sa figure, emplissant ses narines d'une odeur fétide.

Juste avant de s'évanouir, il se retrouva enfant, étendu au bord de la chaussée, incapable de bouger, avec ces mêmes yeux froids au-dessus de lui. Il appelait au secours. Lorsque ces énormes mains se tendirent vers lui, il sut sur-le-champ, comme il l'avait su ce jour passé, qu'elles représentaient un danger encore plus grand.

Anna passa en revue la file des voyageurs qui attendaient avant d'embarquer devant le portique de contrôle des bagages. Son regard s'arrêta sur la courbe lasse des épaules de Tom. C'était la même posture qui l'avait frappée ce matin chez Paul, alors qu'il se tenait debout dans l'embrasure de la porte de la cuisine, et elle eut l'impression qu'un trait supplémentaire liait le fils au père. Thomas s'avança lentement dans la file, sans remarquer qu'Anna l'observait.

Elle se demanda brusquement si elle aurait le courage de poursuivre son plan jusqu'au bout. La détermination qui l'avait poussée jusqu'à l'aéroport faiblissait à présent, tandis qu'elle le voyait se diriger vers le tapis roulant. Et si elle s'était trompée sur ses intentions ? S'il avait le projet de rester avec cette autre femme, après tout ? Il s'approchait de l'endroit où il devait déposer sa valise. La voix d'Anna resta coincée dans sa gorge. Elle cria tout de même son nom. Surpris, il se retourna, l'aperçut, et un sourire transforma son visage. « Anna ! » s'exclama-t-il.

Il sortit de la file et s'élança vers elle. Tout va s'arranger, se dit-elle.

« Que fais-tu ici ? »

Brusquement intimidée, Anna bredouilla : « Je... je voulais te voir partir. » Il posa sa valise et sa serviette par terre et frotta ses mains sur son pantalon.

« Je n'ai pratiquement pas fermé l'œil de la nuit, dit-elle. Je n'ai cessé de penser à ce que tu m'avais dit. Ça m'a fait très mal sur le coup.

— Je sais.

— Mais je ne voulais pas que tu partes aujourd'hui avec ce malentendu entre nous. Nous ne pouvons pas discuter maintenant. Mais plus j'y réfléchis, plus je

me rends compte que tu n'es pas le seul à blâmer. Paul occupait tellement mes pensées que je t'ai négligé. Bref, tu m'as demandé de te pardonner, et je veux que tu saches que je le fais de tout mon cœur. »

Ils restèrent debout face à face, intimidés. Thomas prit la main d'Anna entre les siennes, la caressa et, les yeux soudain embués, la serra très fort.

Elle avait eu raison de venir. Les explications viendraient plus tard. Ils s'étaient retrouvés.

Une voix s'éleva dans le haut-parleur. « Tous les passagers du vol de 10 heures à destination de Boston, embarquement immédiat. »

Thomas soupira. « C'est pour moi.

— Va vite.

— Je te téléphonerai ce soir, dit-il.

— A quel hôtel descends-tu ?

— Au Copley Plaza.

— Téléphone-moi. Je veux te parler. »

Il prit sa valise et sa serviette. « Comment ça va à la maison ?

— Bien. » Elle lui sourit. « Très bien.

— Où sont les enfants ?

— Tracy est allée faire du bateau avec Mary Ellen. Paul m'attend dehors dans la voiture. »

Une ombre passa sur le visage de Thomas, trahissant sa déception que Paul ne soit pas venu le voir. « Il voulait venir, mentit-elle, mais je lui ai demandé de garder la voiture. Je suis garée devant l'aérogare.

— Embrasse-le pour moi, veux-tu ? »

Anna sourit.

Thomas se pencha vers elle et l'étreignit, le visage enfoui dans ses cheveux. Elle le sentit trembler contre elle.

« Tu sens si bon », murmura-t-il.

Elle sourit et lui donna une tape dans le dos. « Tu ferais mieux de te dépêcher. »

Il l'embrassa violemment sur la bouche, et piqua un sprint vers le tapis roulant où il déposa ses bagages. Il se retourna pour lui faire un signe de la main en franchissant le portique de contrôle.

Anna agita le bras vers lui. Elle se sentait à la fois triste et heureuse.

Mêlée au flot des employés en uniforme et des passagers, elle franchit les portes automatiques et quitta le bourdonnement de l'air conditionné pour la chaleur et le vacarme de la circulation à l'extérieur. Sa voiture était toujours près du terre-plein, et Anna constata avec soulagement qu'on ne lui avait pas mis de contravention.

Se frayant un chemin entre les porteurs et les taxis, elle traversa la rue rapidement, cherchant à apercevoir la tête de Paul à travers les vitres de la voiture.

Il a dû s'endormir, pensa-t-elle. Elle s'avança vers la Volvo, prête à le taquiner sur ses talents de sentinelle, et constata alors que son fils n'était plus là.

Debout sur le trottoir, incapable de détacher son regard de l'intérieur de la voiture, Anna finit par ouvrir la portière, et s'assit derrière le volant.

Il n'y avait aucune trace de Paul. Il a dû partir à ma rencontre. Ou aller acheter des bonbons. Sans oublier de verrouiller sa voiture, Anna repartit en courant vers l'aérogare, cherchant désespérément à repérer dans la foule une veste de coutil bleue et des baskets noirs. Elle se rua vers le kiosque où un vendeur s'affairait à encaisser la monnaie des journaux et des livres de poche.

« Excusez-moi. Avez-vous vu un garçon qui aurait acheté des bonbons ou autre chose ? Un adolescent vêtu d'une veste en toile bleue.

— Non, répondit l'homme, et il s'occupa d'un autre client.

— Il est plutôt maigre, de taille moyenne.

— Non, madame », répéta l'homme en lui tournant le dos.

Anna examina la grande salle de l'aérogare. Peut-être était-il allé voir l'avion de son père décoller, après tout ?

La salle était déserte, à l'exception de quelques employés qui profitaient gaiement du répit entre deux avions. Anna posa à l'hôtesse les mêmes questions qu'au vendeur de journaux, mais ni la jeune femme ni ses collègues ne se souvenaient d'avoir vu Paul.

Anna traversa l'aérogare. Elle tremblait de tout son corps, mais cherchait à se rassurer. Il doit être de retour à la voiture. Elle se faufila dans les embouteillages, sans regarder dans la direction de sa Volvo. Mais lorsqu'elle atteignit la portière, elle savait ce qui l'attendait : Paul n'était pas là. Elle contempla fixement le siège vide, ouvrit la porte du côté du conducteur et s'assit.

Anna resta sans bouger pendant plusieurs minutes, le regard fixé sur le rétroviseur, l'esprit vide, engourdi, comme enfoui sous une couche de neige. Un coup frappé à la vitre la fit sursauter. Elle leva les yeux et aperçut une femme agent de la sécurité.

« Vous n'avez pas le droit de stationner plus d'un quart d'heure à cet endroit. Circulez. »

Anna leva vers elle un visage d'une pâleur mortelle.

La physionomie de la femme s'adoucit. « Que vous arrive-t-il ? Vous ne vous sentez pas bien ?

— Aidez-moi, murmura Anna. Mon fils. Il est parti. Comme l'autre fois. Il a disparu. »

20

A quatre pattes sur le plancher, Edward déplaçait les piles de journaux et les cartons à moitié vides. Le grenier était petit mais solidement construit. A l'origine, Edward avait eu l'intention d'y entreposer une partie de ses maquettes, mais en fin de compte n'y avaient atterri que des morceaux de bateaux cassés et un fouillis sans nom. Il examina le pilier d'angle qui soutenait l'un des murs. L'endroit conviendrait. Il s'assit sur ses talons et croisa les bras, la tête baissée pour éviter une poutre basse. Il n'y avait pas de plafond ; les parois du moulin s'élevaient d'un seul

tenant jusqu'au faîte en se rétrécissant. Il n'y avait aucun moyen de grimper. Satisfait, il rampa avec difficulté pour atteindre l'échelle, heurta l'un des cartons qui passa par-dessus bord et tomba avec un bruit mat sur le sol.

Penché au bord du plancher, il regarda le carton renversé d'où s'étaient répandus des tubes de couleurs vides, des pinceaux et un bidon de térébenthine. L'essence se mit à couler sur les dalles et fit une auréole sur la vieille veste en toile de l'adolescent étendu sur le sol.

Paul ne réagit pas. Edward soupira. Porter le corps du garçon jusqu'au grenier n'allait pas être facile. Mais il serait plus en sûreté là-haut, au cas où quelqu'un entrerait par hasard dans le moulin avant la tombée de la nuit. Il continua à ranger les cartons pour faire de la place dans tout ce bric-à-brac. A la nuit tombée, il transporterait le corps dans une décharge publique, ou peut-être dans ce terrain qui était en train d'être comblé à Kingsburgh. Il se passerait des mois avant qu'on ne le découvre.

Un gémissement sourd s'éleva de la forme étendue sur le sol. Edward se pencha et vit le garçon battre des paupières et son bras remuer légèrement. Saisissant deux ou trois chiffons et un bout de corde, il descendit rapidement l'échelle et s'approcha du corps.

« Aidez-moi », dit Paul.

Edward se pencha et lui enfonça un morceau de chiffon dans la bouche. Les yeux de Paul s'ouvrirent plus grands, avec une expression de terreur. Edward lui lia les poings et les pieds et le roula sur le dos. L'adolescent tourna la tête de droite à gauche, les yeux emplis d'une angoisse sans nom.

Edward s'avança avec précaution vers l'une des lucarnes ouvertes dans chacune des six parois du moulin. Le temps était maussade et brumeux ; rien ne bougeait dans la propriété. Rassuré, il revint vers le corps étendu sur le sol, leva à nouveau les yeux vers le grenier. Il n'y avait pas d'autre solution.

Il s'accroupit, passa ses mains sous les omoplates saillantes et les genoux entravés de Paul, et se mit debout avec difficulté. Puis il se dirigea vers l'échelle. Il hissa le corps, barreau après barreau. Paul était raide et ne se débattait pas. Sa tête roulait en arrière, la bouche bâillonnée. Edward poursuivit son ascension.

Anna ferma les paupières et appuya sa nuque contre le dossier de la chaise. Elle avait les arcades sourcilières douloureuses ; elle y porta ses deux paumes, comme pour effacer la douleur, mais la sensation lancinante subsista. Elle contempla la salle du poste de police de Stanwich où elle se trouvait. Il y avait peu d'activité.

Elle se tourna vers la femme en chemise bleue et cravate noire assise derrière le bureau. Son badge portait le nom de « M. Hammerfelt. »

« Puis-je utiliser votre téléphone ? » demanda Anna.

La jeune femme lui adressa un sourire aimable. « Bien sûr.

— C'est une communication interurbaine, ajouta Anna. Je vais la demander en PCV.

— Faites d'abord le 9. »

Anna demanda Boston. En attendant la communication, elle chercha du regard le jeune policier qui était censé s'occuper d'elle. Après l'avoir gardée une heure dans leurs bureaux, les services de sécurité de la Guardia l'avaient aimablement reconduite dans sa voiture jusqu'à Stanwich en lui conseillant de dormir un peu et de ne pas s'inquiéter. Comme elle insistait, ils l'avaient emmenée au commissariat de police où elle se trouvait maintenant depuis près d'une demi-heure.

« Le Copley Plaza à l'appareil. »

Anna demanda à parler à Thomas ; mais personne ne répondait dans sa chambre.

« Voulez-vous laisser un message ?

— Oui. Prévenez-le que sa femme l'a appelé. Pour lui dire. "Reviens d'urgence à la maison. Paul a disparu." »

La standardiste relut le message et promit de le faire parvenir à son destinataire. Anna raccrocha.

Elle avait hésité à appeler Thomas. Leur réconciliation était si fragile, si récente. Elle aurait voulu ne pas y ajouter la tension d'une nouvelle crise au sujet de Paul. Mais elle avait besoin de lui. Elle ne pouvait pas supporter ça toute seule. Quelque chose de terrible était arrivé à Paul. Anna le savait de toutes les fibres de son être. Quoi que pût en penser la police.

« Madame Lange ? »

Anna se leva en voyant le jeune policier qui s'adressait à elle. « Oui, dit-elle anxieusement.

— Je crois que nous avons toutes les informations nécessaires à présent.

— Que comptez-vous faire ? »

Le jeune homme arbora un sourire patient et remit son carnet dans sa poche revolver. « Eh bien, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour l'instant. Il faut attendre quelques jours et espérer que votre fils reviendra. »

Anna le regarda avec stupéfaction. « Que voulez-vous dire ? Vous n'avez pas l'intention de vous mettre à sa recherche ? »

Le policier haussa les épaules d'un air de regret. « Nous ne savons même pas s'il s'est sauvé ou pas. Il n'a laissé aucune lettre. Mais ça ne prouve rien. Il s'agit peut-être d'une simple escapade. »

Anna essaya de contrôler sa voix. « Il ne s'agit pas d'une fugue, monsieur Parker. Je vous dis que quelque chose lui est arrivé. On ne peut pas rester à attendre sans rien faire. »

L'agent Parker croisa les bras et se balança sur ses deux pieds. « Madame Lange, en temps normal je n'aurais même pas dû faire un rapport. Votre fils n'est pas officiellement porté disparu. Il n'existe aucune preuve qu'il lui soit arrivé quelque chose.

— Mais il était dans la voiture, et lorsque je suis revenue... » Anna sentit sa voix monter et fit un effort pour baisser le ton.

« Je sais, l'interrompit l'agent avec plus de douceur. Mais nous ne pouvons rien faire pour le moment.

— J'imagine que vous êtes au courant des tourments que j'ai déjà endurés au sujet de mon fils.

— Oui, madame, je suis au courant.

— J'ai l'intime conviction que sa vie est en danger. Il est très possible qu'on l'ait à nouveau kidnappé. »

Le jeune policier prit un air compatissant. « Il est bien normal que vous imaginiez ce genre de chose, madame. Mais je vous conseille de rentrer chez vous. Je suis sûr que votre fils va revenir. Il est probablement déjà là à l'heure qu'il est.

— Très bien, dit-elle. Je vais engager quelqu'un pour le retrouver puisque vous refusez de m'aider.

— S'il n'est pas revenu dans quarante-huit heures, nous nous mettrons à sa recherche. Je vous le promets. »

Anna prit son sac à main et se dirigea vers la porte. Son visage était hagard, ses yeux absents.

Parker la regarda s'éloigner avec un sentiment d'appréhension. Pendant des années, elle avait fait figure de légende dans le commissariat. Il n'était pas un agent qui n'eût entendu parler d'elle et de son obstination à rechercher son fils kidnappé. Il fallait admettre qu'elle avait eu raison. Mais aujourd'hui, elle semblait dépassée par les événements.

« Je la plains sincèrement, dit Marian Hammerfelt.

— Moi aussi. Bon, au boulot maintenant. »

Marian s'appuya au dossier de sa chaise tout en

réfléchissant.

Pour le jeune policier, il semblait pratiquement certain que Mme Lange avait l'esprit dérangé. Mais Marian n'en était pas aussi sûre. Elle avait souvent parlé avec Buddy Ferraro de l'affaire Lange. Il lui avait confié qu'il admirait Anna, et Marian partageait cette admiration.

Elle ouvrit un tiroir et en sortit une chemise qui contenait toutes les informations relatives aux agents en service à l'extérieur ou en congé. L'hôtel où résidait Buddy, près du campus de son fils, y était noté, ainsi que le numéro où on pouvait le joindre en cas de besoin. Elle pesa le pour et le contre et décrocha le téléphone. C'était l'affaire de Buddy, depuis le début. Il serait furieux de ne pas être tenu au courant.

Ça recommence comme avant, songea Anna en se laissant tomber dans le fauteuil à oreillettes du salon. Chaque endroit où se portait son regard lui rappelait les tâches qui l'attendaient. Il fallait arroser les plantes, épousseter les meubles, il ne restait rien dans le réfrigérateur. Mais elle ne pouvait pas bouger de ce fauteuil.

Il en avait été ainsi pendant des mois après l'enlèvement de Paul et la perte de son bébé. La maison s'était transformée en prison pour elle ; les tâches domestiques les plus simples étaient devenues insurmontables. Elle avait consacré la moindre parcelle de son énergie à attendre. Attendre la sonnerie du téléphone et, s'il ne sonnait pas, attendre la fin de la journée. Attendre dans cet état semi-léthargique de crainte perpétuelle qui faisait de l'inertie une manière d'exister. Aujourd'hui, tout recommençait exactement comme avant. Mais cette fois-ci, Anna se demandait si elle aurait la force de l'endurer.

Elle tourna la tête vers la photo de Paul, sur la cheminée. Elle ne se sentait pas le cœur de téléphoner à ses parents, dans le Michigan, pour leur raconter ce qui arrivait. Pas encore. Ils se faisaient une fête de venir rendre visite à leur petit-fils retrouvé. Ils étaient âgés maintenant. Cette nouvelle pourrait déclencher une crise cardiaque chez son père. Au moment où elle allait plonger dans l'abattement, un sursaut de volonté la poussa à se secouer, à faire quelque chose, n'importe quoi, pour essayer de retrouver Paul. S'il s'était réellement enfui, il allait probablement se rendre dans un endroit qu'il connaissait déjà. Mais au plus profond d'elle-même, elle savait que l'enfant n'était pas parti de sa propre volonté.

Il y avait aussi cette femme médium qui vivait dans le New Jersey. Elle lui avait annoncé jadis que Paul était vivant et habitait dans une région au climat chaud. Elle ne s'était pas trompée. Peut-être saurait-elle quelque chose.

A cette pensée, Anna trouva l'énergie nécessaire pour se lever. Elle avait gardé le numéro de téléphone de cette femme dans les épais dossiers constitués pendant la disparition de Paul. Elle le retrouverait facilement.

La sonnerie du téléphone la fit sursauter. Elle se précipita vers l'appareil et souleva le récepteur. « Oui. Allô », cria-t-elle.

Il y eut une seconde de silence avant que la voix anxieuse d'Iris ne parvînt à son oreille. « Anna, c'est moi, Iris. »

Anna ferma les yeux et s'appuya sans force contre le mur. « Oh ! Iris ! Bonjour.

— Est-ce que je vous dérange ? Puis-je vous parler ? »

Anna sentit les larmes qu'elle avait retenues toute la journée lui monter aux yeux. « Iris, je suis désolée. Je ne me sens pas très bien.

— Que se passe-t-il ? Est-ce à cause de Tom ?

— Non, c'est Paul. Il a disparu.

— Disparu ? Que voulez-vous dire ?

— Oh, mon Dieu ! C'est un vrai cauchemar. Je l'avais emmené avec moi à l'aéroport pour aller voir Tom qui partait pour Boston, et quand je suis revenue à la voiture, il n'était plus là. Il avait disparu. Simplement.

— Avez-vous prévenu la police ?

— Oui, je suis allée au commissariat. Mais ils ne m'ont été d'aucun secours. J'espérais que c'étaient eux qui me téléphonaient pour me donner des nouvelles.

— Je suis navrée, dit Iris. Je ne vais pas vous retenir. Je comprends votre angoisse.

— Ne vous inquiétez pas, la rassura Anna d'une voix lasse. De toute façon, ils ne me téléphoneront pas. Ils pensent que je suis trop alarmiste. Je les ai fait venir hier soir, croyant que quelqu'un était entré dans la maison. Et voilà ce qui arrive aujourd'hui. Je ne crois pas que ce soit une coïncidence.

— Quelqu'un est entré ? s'écria Iris.

— Je n'en suis pas certaine.

— C'est incroyable, murmura Iris. Edward avait donc raison.

— Raison à quel sujet ?

— Il a cru entendre un rôdeur la nuit dernière, mais il n'y avait personne lorsqu'il est sorti jeter un coup d'œil dehors.

— Que dites-vous ? fit Anna, les doigts crispés sur le récepteur.

— Il m'a dit avoir entendu quelqu'un dehors, puis il s'est rendu compte qu'il n'y avait personne.

— Mais je lui ai téléphoné ce matin et il m'a répondu qu'il n'avait rien remarqué.

— Il n'a pas dû vous comprendre, Anna.

— Je lui ai posé la question très précisément. Il ne peut pas avoir mal compris.

— Je regrette, Anna, dit Iris. Je ne vois pas d'autre explication.

— Non, vous avez raison. Vous n'y pouvez rien. Je... je n'aurai qu'à le rappeler, c'est tout.

— Voulez-vous que je vienne passer un moment auprès de vous ? demanda Iris.

— Non. Ça va. Je tiendrai le coup. » Les questions se pressaient dans son cerveau. Pourquoi avait-il nié ? Car il avait nié.

« Peut-être a-t-il simplement voulu éviter de vous inquiéter », suggéra Iris.

Anna se raccrocha à cette explication. Bien sûr. C'était probablement la raison. Mais la certitude qui l'envahissait lui donna la chair de poule : quelqu'un était entré. Et Edward pouvait confirmer l'histoire qu'elle avait racontée à la police.

« Vous ne voulez vraiment pas que je vienne ? insista Iris.

— D'où me téléphonez-vous, Iris ? Je croyais que vous étiez dans votre établissement thermal. »

Le courage manqua à Iris. Ce n'était pas le moment

de raconter à Anna ses propres ennuis. « Je suis bien là-bas, répondit-elle. J'avais simplement envie de vous parler. Je ne veux pas occuper votre téléphone plus longtemps. J'appellerai demain pour avoir des nouvelles.

— Merci d'avoir téléphoné, Iris.

— Ne vous inquiétez pas, Anna. Tout va s'arranger. »

Avant même d'avoir reposé le récepteur, Anna avait pris sa décision. Elle allait se rendre chez les Stewart. Si Edward était chez lui, elle lui rapporterait sa conversation avec Iris. En acceptant de raconter cette histoire de rôdeur à la police, il les déciderait peut-être à commencer immédiatement l'enquête. Elle pouvait essayer de le persuader. C'était mieux que de rester assise à ne rien faire et à se demander si elle reverrait jamais son fils.

Iris raccrocha et ouvrit la porte de l'atelier. Assise à côté du tour de potier, une cigarette à la bouche, Angelica aidait patiemment un de ses étudiants à façonner son pot. Iris soupira et jeta un regard en arrière vers le téléphone.

Elle avait espéré pouvoir parler librement à Anna, lui expliquer ce qui se passait, et peut-être même lui demander conseil pour annoncer sa décision à Edward. Mais il était hors de question d'ennuyer Anna avec cette histoire, en ce moment. En décrochant le téléphone, elle s'était cru capable de lui faire comprendre ce qui se passait entre elle et Angelica, sans la choquer ni risquer de passer pour une malade ou une anormale. Mais, une fois au pied du mur, elle avait été incapable d'aborder le sujet.

Angelica leva les yeux. Son sourire redonna du courage à Iris. Angelica avait raison. Elle allait en voir de toutes les couleurs. Mais cela en vaudrait la peine. C'était déjà vrai.

Au bout de l'allée interminable, la demeure des Stewart dressait sa sombre silhouette dans le ciel brumeux de l'après-midi. Anna marchait d'un pas tranquille. Il lui avait toujours semblé qu'elle ne pourrait pas se sentir chez elle dans une bâtisse comme celle-ci, aussi magnifique soit-elle. Avec ses habitudes simples et casanières, Iris lui paraissait souvent déplacée dans ce cadre. Anna restait persuadée que cette propriété reflétait avant tout le choix d'Edward.

Penser à Edward raviva sa colère. Elle s'immobilisa. Les rideaux étaient tirés, tout semblait silencieux. Anna se demanda si elle allait le trouver chez lui. Elle savait qu'il passait la totalité de ses journées en ville, mais il était rentré plus tôt la veille. Peut-être en serait-il de même aujourd'hui. Anna ne se sentait jamais à son aise en face d'Edward. Bien qu'il fût à peine plus âgé qu'elle, elle avait l'impression d'être une gamine devant lui.

Elle décida d'aller voir si sa voiture était là et se dirigea vers les portes massives du garage, un bâtiment construit au bout d'un chemin de gravier, dans le même style que la maison. Le front pressé contre la fenêtre, elle regarda à l'intérieur. Elle savait que la voiture d'Edward était noire et il lui fallut quelques secondes pour distinguer les lignes allongées de la Cadillac. Il restait fidèle au même type de voiture depuis des années, bien qu'il en changeât souvent pour un modèle plus récent.

L'œil d'Anna fut attiré par l'aigle doré qui ornait le capot et qu'Edward faisait monter sur chacun de ses nouveaux modèles. Elle en riait souvent avec Thomas. Mais aujourd'hui, l'oiseau la mettait mal à l'aise. Elle l'examina attentivement, incapable d'analyser ce qu'elle ressentait, puis se détourna. Elle y réfléchirait plus tard. Edward était rentré. C'était la seule chose qui importait pour l'instant.

Anna s'avança vers la porte d'entrée et sonna.

L'écho du carillon se répercuta à travers les couloirs de la maison, mais personne ne vint lui ouvrir. Elle se dit qu'Edward devait faire la sieste et redescendit les marches du perron. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin quand une idée lui traversa l'esprit. Il était peut-être dans le moulin. Il y passait une grande partie de ses moments de loisir.

Les portes vitrées à glissières coulissèrent avec un déclic. Anna sursauta et se cogna la cheville contre le pied d'une table.

Edward Stewart venait vers elle, la fixant de son regard froid. « Où allez-vous ?

— Edward ! s'exclama-t-elle. Je pensais que vous n'étiez pas là. J'ai sonné plusieurs fois.

— Les domestiques sont absents, dit-il en guise d'explication.

— J'espère que je ne vous réveille pas, ou que je ne vous interromps pas dans une de vos occupations.

— Pas du tout. Entrez donc », dit-il en lui faisant signe de le rejoindre. Anna franchit les portes vitrées et attendit qu'il les eût soigneusement refermées sur son passage pour le suivre dans la bibliothèque. « Je m'apprêtais à aller vous trouver dans le moulin. »

Edward lui indiqua un fauteuil de cuir. Anna s'assit sur le bord du siège et il prit place en face d'elle.

« Je n'ai pas l'intention de rester. Je suis simplement venue vous demander un renseignement.

— De quoi s'agit-il ?

— Iris m'a téléphoné tout à l'heure. »

Edward se redressa. « Iris ? Et pour quelle raison ? J'aurais juré qu'ils n'avaient pas le téléphone dans son établissement. »

Anna se rendit compte qu'elle n'avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle Iris l'avait appelée. Elle était elle-même tellement préoccupée qu'elle n'avait pas pris la peine de le lui demander. Mais ce n'était pas le moment d'y penser.

« Que voulait Iris ? interrogea-t-il en plissant les paupières.

— Je crains bien de ne pas le lui avoir demandé. »

Edward avait sa petite idée sur la question. Iris remettait ça. Elle s'était mis dans la tête qu'elle ne le rendait pas heureux et, cette fois-ci, elle avait voulu ouvrir son cœur à Anna. Les deux femmes pourraient ainsi établir des comparaisons concernant leurs problèmes conjugaux. Il en aurait ri si la présence d'Anna ne l'avait mis terriblement mal à l'aise.

« Je l'ai mise au courant au sujet de Paul. Mais, j'y pense, vous ignorez ce qui est arrivé. Je l'ai emmené à l'aéroport ce matin. Je suis allée voir Tom avant son départ, et lorsque je suis revenue à la voiture Paul n'était plus là. Je n'ai plus de nouvelles depuis.

— Envolé ? C'est invraisemblable !

— Il ne s'est pas envolé, rétorqua sèchement Anna. Il lui est arrivé quelque chose. »

Edward resta un moment silencieux. « Eh bien, dit-il enfin, en quoi puis-je vous être utile ?

— Rappelez-vous, ce matin je vous ai dit qu'on avait tenté de pénétrer dans la maison pendant la nuit. »

Edward la dévisagea sans paraître comprendre.

« Ah oui, fit-il. La fenêtre. Dans la cave, n'est-ce pas ?» Il sut immédiatement ce qu'Iris avait pu dire à Anna pour la faire accourir chez lui et garda un air étonné, le temps de trouver une réponse.

« Oui. Edward, pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous aviez entendu un rôdeur, hier soir ? Ce matin, lorsque je vous ai expliqué que j avais appelé la police pour cette histoire de fenêtre ouverte, vous n'avez pas réagi. Mais Iris m'a raconté que vous aviez entendu un rôdeur la nuit dernière.

— Je n'y ai pas attaché d'importance sur le moment, se défendit-il. Je n'ai pas voulu vous alarmer sans raison. Après tout, je n'ai vu personne. »

Anna laissa exploser sa colère. « Au nom du ciel, Edward, je ne suis pas une enfant qui a besoin d'être protégée. Pourquoi ne pas m'avoir dit la vérité ? Cela m'aurait donné un argument dans mes discussions avec la police.

— Inutile de crier si fort, dit Edward d'un ton cinglant qui eut pour effet de calmer Anna. J'ai cru agir pour le mieux.

— Bien sûr. Excusez-moi. C'est d'ailleurs ce que m'a dit Iris.

— Quoi donc ?

— Que vous ne m'aviez rien dit pour ne pas m'inquiéter. »

Edward réprima un sourire. Iris. Quoi d'étonnant à ce que la vie avec elle fût aussi simple ? Elle ne s'était jamais mise en travers de son chemin. Il avait toujours fait exactement ce qu'il voulait.

« J'ai besoin de savoir, reprit Anna. Qu'avez-vous vu ou entendu la nuit dernière ?

— Je me trouvais dans mon atelier et j'ai cru entendre un bruit au-dehors. Je suis sorti, mais il n'y avait personne. Tout était parfaitement calme.

— Pourriez-vous raconter à la police ce qui est arrivé ? demanda Anna.

— Ça ne servirait pas à grand-chose.

— Au contraire. Pour le moment, les flics refusent de me prendre au sérieux. Ils me croient à demi folle avec toutes mes histoires. S'ils apprenaient cette information de votre bouche, ils se décideraient peut-être à agir. »

Edward passa en revue les possibilités qui s'offraient à lui. S'il ne répondait pas à la demande d'Anna, elle risquait de le soupçonner. Il lui répugnait d'entrer en contact avec la police, mais s'il ne fournissait pas cette information, Anna s'en chargerait elle-même et il serait de toute façon obligé de répondre à leurs questions.

« Je leur téléphonerai volontiers, si vous pensez que cela peut être utile.

— Oh ! Edward ! merci beaucoup, s'écria Anna en se renversant dans son fauteuil.

— Je vais les appeler tout de suite », dit-il en se levant.

Les yeux fermés, Anna écouta d'une oreille Edward appeler le commissariat. Son ton indifférent ne reflétait en rien l'angoisse qu'elle-même ressentait. Mais c'était son caractère. On ne pouvait pas lui en vouloir. L'essentiel était qu'il eût accepté de téléphoner.

Elle promena son regard autour de la bibliothèque. La pièce était superbe malgré son aspect sévère. Les sièges en cuir paraissaient neufs, comme si personne ne s'y était jamais assis. Les meubles anciens luisaient sous l'encaustique. Plusieurs maquettes construites par Edward ornaient les tables et les rayonnages. Il fallait reconnaître qu'il avait du talent, se dit Anna en contemplant les voiliers élégants. En face d'elle, sur le mur lambrissé de bois était accrochée une série de gravures qui représentaient des oiseaux de proie : des hiboux, des aigles, des faucons, des éperviers, d'autres oiseaux qu'elle ne put identifier. Un choix étrange en matière de décoration.

Comme elle reportait ses yeux sur la gravure du centre, une étrange sensation la secoua. L'aigle doré était en tout point semblable à celui qui décorait la voiture d'Edward, et Anna se rappela tout à coup où elle avait entendu parler de cet oiseau.

« Voilà qui est fait, dit Edward en revenant. La police est prévenue.

— Merci, murmura-t-elle.

— Vous devriez rentrer chez vous à présent, Anna, et cesser de vous tourmenter. Paul va sans doute revenir avant peu. Ce n'est probablement qu'une farce de gamin. »

Anna se leva lentement, évitant de regarder Edward. « J'espère que vous avez raison. Je sais que c'est l'avis de la police.

— Il faut faire confiance à nos spécialistes.

— Bien sûr, dit-elle avec un petit rire qui sonna faux. Mais je ne peux m'empêcher de m'inquiéter.

— Tout le monde en ferait autant à votre place », la rassura-t-il.

Anna se dirigea vers la porte, puis se tourna vers Edward avec un sourire chaleureux. « C'était vraiment gentil de votre part de leur téléphoner. Je regrette de vous avoir causé tout ce dérangement.

— Pas du tout, rétorqua-t-il aimablement, trop heureux de la voir quitter la maison. Je suis ravi d'avoir pu vous aider. Je souhaite que vous retrouviez bientôt votre fils. »

Il la reconduisit jusqu'à la porte d'entrée et la regarda s'éloigner sur le chemin qui rejoignait l'allée d'accès à la propriété. Avant de disparaître, elle lui fit un signe de la main. Il sourit, lui rendit son salut, et referma la porte.

En chemin, Anna pensa à l'aigle de la bibliothèque. C'était l'image qui revenait sans cesse dans le rêve de Paul. Le rapprochement l'avait frappée. Bien sûr, il existait d'autres aigles dans le monde. Et il n'y avait pas nécessairement un rapport avec celui qui se trouvait sur la voiture d'Edward.

En débouchant dans l'allée, Anna s'arrêta net. Elle savait qu'elle devait rentrer chez elle, et pourtant elle restait clouée sur place, les yeux rivés sur le garage au point qu'il lui semblait voir la voiture à travers les portes. Elle avait l'impression absurde qu'en posant sa main sur cet aigle, elle allait retrouver la trace de Paul, se souvenir d'un élément vital dans sa recherche. Il lui fallait s'approcher de cet oiseau, l'examiner de plus près, réfléchir. Comme hypnotisée, elle se dirigea vers le garage, ouvrit la porte et se glissa à l'intérieur.

Elle aurait dû demander à Edward l'autorisation de jeter un coup d'oeil à sa voiture et lui raconter le rêve de Paul. Mais un instinct presque animal l'avait poussée à se taire. Et même si elle s'en voulait un peu de son indiscrétion, elle se rappela les occasions où elle avait vu juste. Elle était la mère de Paul et il y avait des choses dont elle était sûre. Si c'était de la folie, tant pis.

Le garage était sombre et vide, hormis la Cadillac. Anna posa une main sur le flanc froid et brillant de la voiture et en fit le tour vers l'avant. En plein vol, les ailes déployées, l'aigle fixait sur le sol deux yeux féroces, exactement comme Paul l'avait toujours décrit dans son rêve.

Peut-être avait-il vu la voiture ? Peut-être avait-il été impressionné par le bouchon du radiateur ? Mais cela n'expliquait pas une telle frayeur, ni pourquoi le cauchemar se reproduisait constamment. Anna sentit sa respiration s'accélérer à mesure qu'elle regardait l'oiseau. Il ne fallait pas qu'Edward s'aperçût de sa présence ici. L'idée d'avoir affaire à lui une seconde fois la faisait frémir. Elle devait rentrer chez elle, mettre de l'ordre dans les idées confuses qui se bousculaient dans sa tête.

Anna refit le tour de la voiture. Comme elle passait devant le pare-brise, elle remarqua un morceau de papier glissé sous l'un des essuie-glaces. Les lettres LaG attirèrent son regard. Avec précaution, elle se pencha sur le capot et retira le billet.

C'était un ticket de parking, avec un numéro d'emplacement dans un garage de l'aéroport de La Guardia. Il était daté de ce matin.

Anna froissa le ticket dans sa main, s'efforçant désespérément de surmonter le malaise qui s'emparait d'elle, de lutter contre l'évanouissement.

Au bout de quelques minutes, elle se sentit capable de marcher, fourra le ticket dans sa poche, et se hâta d'un pas mal assuré vers la porte. Un peu de lumière filtrait à travers l'imposte. Elle tourna la poignée, poussa légèrement. Une force, de l'autre côté, tira brutalement sur la porte. Anna trébucha en avant. Elle leva les yeux et rencontra le regard immobile d'Edward Stewart.

Un instant, elle contempla le visage blanc aux traits fins déformés par la rage. Elle bégaya : « Je cherchais quelque chose... »

Elle le vit tendre la main en avant, sentit qu'il la saisissait par la mâchoire. Ses dents craquèrent ; il y eut un bruit sec, comme si l'os éclatait. Projetée à travers le garage, elle atterrit à quatre pattes sur le sol, glissa sur le ciment et vint heurter le côté de la Cadillac. Elle avait la peau des genoux et des mains à vif.

Un pied la frappa dans le dos. Elle leva la tête et hurla.

Elle entendit Edward gronder comme un fauve au-dessus d'elle. Quelque chose d'aigu et de dur l'atteignit à la tempe et elle s'évanouit.

22

Buddy Ferraro but une gorgée de punch et donna un petit coup de coude à sa femme. « Regarde donc M. Popularité, dit-il en désignant son fils entouré d'un groupe de garçons.

— Il a l'air de se plaire, ici.

— Il a intérêt, bougonna Buddy. Avec ce que ça me coûte ! »

Sandy glissa son bras sous celui de son mari. « Ne plus l'avoir à la maison va me manquer.

— A moi aussi. Je vais regretter de ne plus retrouver mon rasoir dans sa chambre et ses chaussettes au milieu de la salle de bains, et de ne plus être réveillé à minuit par ses petites amies au téléphone.

— Le temps va nous sembler long jusqu'à Thanks-giving.

— Viens, dit-il. Rentrons à l'hôtel. Il n'a pas besoin de nous. »

Ils s'avancèrent vers le passage couvert qui conduisait à l'entrée de l'hôtel. « Monsieur Ferraro, appela le concierge, il y a un message pour vous. »

Buddy se dirigea vers le bureau de la réception.

Sandy leva les yeux vers son mari et fut frappée par la crispation de son visage. « Que se passe-t-il ?

— C'est un message de Marian. Paul Lange a disparu. Elle a pensé que je voudrais être prévenu.

— Oh ! non !

— Chérie, nous devons rentrer immédiatement. Je suis désolé.

— Mais qu'est-il arrivé ?

— Je l'ignore. Mais je savais qu'il y avait quelque

chose de bizarre dans cette histoire. J'ai peur pour ce garçon, Sandy. Allons-y. Vite. »

Anna revint à elle dans l'obscurité. Elle avait la tête lourde, les membres raides et douloureux. Elle voulut se frotter les yeux et se rendit compte qu'elle avait les mains liées derrière le dos et les chevilles entravées. Sa tête reposait sur le sol dallé et froid. Sa langue lui parut de plomb lorsqu'elle voulut s'humecter les lèvres.

Elle jeta un regard sur sa prison. La vue de bouts de bois entassés et de fragments de bateaux la laissèrent désorientée dans un premier temps. Elle dut faire un effort de concentration pour comprendre enfin qu'elle était dans le moulin.

Reconnaître l'atelier d'Edward lui remit brutalement en mémoire l'affrontement dans le garage. Une panique sans nom la saisit. Elle serra les dents, attendit que la peur se dissipât. Edward l'avait agressée. Tout un univers familier venait de basculer. Elle se demanda un instant s'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie qui aurait mal tourné. Puis elle se souvint du ticket de parking sur le pare-brise. Non, ce n'était pas une plaisanterie.

Un gémissement sourd, au-dessus d'elle, réveilla ses sens engourdis. Elle se rappela pourquoi elle se trouvait là.

« Paul. Paul, c'est toi ?

— Je suis en haut, au grenier », dit-il faiblement. Elle l'entendit remuer quelque chose, et un carton suivi de deux morceaux de contre-plaqué passèrent par-dessus bord et atterrirent sur le sol.

« Non, non, cria-t-elle. Reste tranquille. Ne t'approche pas du bord. C'est dangereux. »

Il y eut encore un bruit d'objets que l'on déplace, puis un gémissement qui serra le cœur d'Anna. « Tu n'as rien ? Il ne t'a pas fait mal ? »

Paul gémit à nouveau, mais sa voix était assurée lorsqu'il répondit : « Je crois que je n'ai rien.

— Dieu soit loué.

— Il m'avait mis un bâillon dans la bouche, mais j'ai pu m'en débarrasser en le frottant contre mon épaule.

— Très bien. Très bien.

— Il m'a attaché. Je ne peux presque pas bouger.

— Je sais.

— On pourrait crier. Quelqu'un viendrait peut-être.

— J'ai bien peur que lui seul puisse venir... Il n'y a personne d'autre dans les environs. Paul, comment t'a-t-il conduit ici ?

— Il nous a suivis à l'aéroport. Il m'a attiré dans sa voiture. Il m'a dit... il a dit que mon... père était à l'hôpital et il m'a amené ici. »

Une pensée horrible fit frissonner Anna. « Il ne t'a rien fait... je veux dire... il ne t'a rien fait de mal ? murmura-t-elle.

— Non, pas ça !

— Il est devenu fou, dit-elle.

— Non. Il a toujours eu peur que je le reconnaisse. Et c'est ce qui a fni par arriver. Je m'en suis souvenu aujourd'hui, en voyant sa voiture, juste avant qu'il ne m'assomme. Cela revenait toujours dans mes rêves depuis mon retour ici. Mais ce matin, j'ai tout reconstitué.

— Qu'est-ce que tu as reconstitué ?

— J'ai été renversé par une voiture. Je devais jouer sur la chaussée, et une voiture m'a heurté, une voiture noire avec un aigle. »

L'aigle. L'intuition d'Anna ne l'avait donc pas trompée.

« Et c'était lui qui se penchait sur moi. J'étais tout petit. Je crois que j'avais mal. J'étais dans l'herbe sur le bord de la route, et je ne pouvais pas bouger. Et il était là. J'avais peur. Et je levais les bras vers lui. Je le reconnaissais, lui, je croyais qu'il était venu m'aider. Je levais les bras, en pleurant sans doute. Et puis il m'a pris dans ses bras et il m'a porté.

— Paul ! Es-tu certain que tout cela soit véritablement arrivé ? Jamais tu n'as été renversé par une voiture. Jamais. Je l'aurais su. T'a-t-il ramené à la maison ? Tu ne veux tout de même pas dire qu'Edward t'aurait renversé avec sa propre voiture ? C'est impossible !

— Si. Il m'a renversé et ensuite il est descendu de voiture pour me ramasser.

— Mais je l'aurais su. Si tu avais été blessé, je l'aurais su. Et tu ne jouais jamais près de la route. Tu étais un tout petit enfant.

— Il m'a ramassé, et il m'a porté un peu plus loin. Ensuite il m'a posé par terre. Sur l'autoroute. Et il m'a laissé là. Tout m'est revenu aujourd'hui. »

Anna se représenta la scène et resta un moment sans pouvoir ouvrir la bouche. Puis elle finit par murmurer : « Il t'a laissé... sur l'autoroute ?

— Quelqu'un est arrivé et m'a ramassé. Quelqu'un que je ne connaissais pas. Je pense que c'était mon... tu sais... lui... Rambo. Mon père. C'était un inconnu alors. Il m'a ramassé et m'a emmené loin de l'autoroute. »

Anna mit quelques minutes à assimiler ce qu'elle venait d'entendre. Tout à coup, elle fut prise d'un tremblement si violent qu'il lui sembla que le sol se mettait à vibrer sous elle.

« Il t'a fait ça ! » Tout s'expliquait maintenant. Cet homme, son voisin, avait renversé accidentellement son fils et l'avait abandonné mourant sur la route. Il avait même déplacé l'enfant pour qu'il n'ait aucune chance d'en réchapper. Anna connut brusquement le désir de tuer. Avec une clarté fulgurante, elle réalisa qu'elle serait capable de plonger un couteau dans le cœur d'Edward, sans remords. Elle ferma les yeux, tout son corps envahi par une rage meurtrière, puis sa respiration redevint peu à peu normale. Comme l'ange de la mort, sa fureur passa, et il ne resta en elle qu'une infinie pitié. Les yeux noyés de larmes, elle imagina son pauvre enfant, exposé sans défense sur cette route, et elle bénit Albert Rambo d'avoir sauvé son fils d'une mort certaine.

Anna respira profondément, se forçant à retrouver son calme. Elle devait trouver le moyen de s'échapper d'ici. Il fallait survivre à ce cauchemar et sauver son fils. Cela seul importait à présent. Ne pas gaspiller son énergie, mettre toute son intelligence en œuvre pour sortir d'ici avec Paul. Ensuite, elle ferait en sorte qu'Edward Stewart soit arrêté par les flics.

Elle entendit Paul gémir dans le grenier. Il devait être épouvanté. « Ne t'inquiète pas, mon chéri, dit-elle. Nous allons nous en sortir.

— Qu'allons-nous faire ? »

Il y avait dans sa voix la foi innocente d'un enfant qui attend tout de sa mère. Et, bien qu'elle n'eût pas de solution, la confiance de son fils donna à Anna la certitude qu'elle aurait la force de la trouver. « Nous allons nous en tirer, tu verras. »

Au moment même où elle lançait ce défi, la porte du moulin s'ouvrit et Edward Stewart apparut dans l'embrasure. Il portait une grande valise. Anna leva les yeux vers lui, sentant son dégoût pour lui sourdre par tous les pores de sa peau. Edward ne dit pas un mot. Il alluma une petite lampe accrochée au mur, posa sa valise et se mit à fouiller dans le meuble de rangement, le long du mur. Il en sortit un réchaud électrique à une plaque, referma la porte et plaça le réchaud sur l'établi.

« Edward, détachez ces liens et laissez-nous sortir.

— Je vous prie de ne pas m'adresser la parole, Anna.

— Soyez raisonnable, répliqua-t-elle froidement. Reprenez-vous avant d'aller plus loin. D'ici peu, les gens vont se mettre à notre recherche. Votre maison est le premier endroit par où ils commenceront. »

Sans lui répondre, Edward se mit à répandre le contenu des tiroirs, dispersant papiers, fragments de bateaux et débris de bois sur le sol. Puis il ramassa un plein sac de chiffons qui se trouvaient sur l'établi. Ils étaient raides, tachés de vernis et de térébenthine. Il les disposa en tas. « Lorsqu'ils vous retrouveront, dit-il, ça n'aura plus d'importance.

— Dès leur retour à la maison, Thomas ou Tracy viendront directement ici. Qu'avez-vous l'intention de faire ? De nous emmener autre part ?

— Non, vous n'irez nulle part. » Il ouvrit la valise, choisit les modèles réduits les plus achevés et les rangea soigneusement dans le fond. Il n'en rentra que trois. Avec un soupir, il referma le couvercle à clef.

Anna le regarda soupeser la valise. Un instant soulagée, elle crut comprendre. Il voulait simplement s'enfuir et prendre une certaine avance. Elle ne put résister à l'envie de le tourmenter. « Quel intérêt de fuir ? dit-elle. On finira par vous arrêter. »

Pour la première fois, Edward se tourna vers elle. Il éclata de rire, un rire sourd qui cessa aussitôt. « Oh, bonté divine ! Je n'ai nullement l'intention de partir. Je vais seulement dîner à mon club. Je voulais juste sauver du feu quelques-uns de mes bateaux. »

Sur l'instant, Anna ne comprit pas ce qu'il disait. « Le feu », répéta-t-elle.

Edward fit un signe d'assentiment tout en froissant quelques journaux. « J'avais prévu de me débarrasser de Paul d'une autre façon. Mais vous êtes venue tout compliquer. J'ai alors pensé que la meilleure solution était de simuler un accident tragique qui surviendrait ici. Pendant mon absence, naturellement.

— Vous ne pouvez pas faire ça !

— Il n'y a personne aux alentours pour alerter les pompiers, du moins avant qu'il ne soit trop tard. Vous avez raison, votre mari ou votre fille finiront par se mettre à votre recherche et ils trouveront... ce qui restera de vous. Excusez-moi de me montrer aussi brutal. Vous n'auriez pas dû compromettre mes plans, Anna. » Il plaça le réchaud sur un banc et le brancha dans une prise murale. Il ramassa ensuite les chiffons, les arrangea soigneusement ainsi que les journaux autour du réchaud, plaçant un morceau d'étoffe sur la résistance. « Là, fit-il. Ça devrait bientôt prendre. »

Le cœur battant à tout rompre, Anna sentit une colère surgir du fond d'elle-même, plus forte que sa peur. « Espèce d'ordure, ignoble individu, siffla-t-elle entre ses dents. Vous n'êtes qu'une brute immonde...

— Ne me parlez pas ainsi, Anna, la prévint-il sans perdre son calme.

— Ça ne vous suffisait donc pas d'abandonner mon fils sur la route pour qu'il y trouve la mort ? cria-t-elle. Lâche, salaud !

Edward pivota sur lui-même, les yeux étincelants. Il fit un pas vers elle et lui donna un coup de pied dans les côtes. Anna poussa un hurlement de douleur.

« Hurlez autant que vous le voulez, dit-il. Personne ne peut vous entendre. »

Il fit demi-tour, saisit sa valise et jeta un regard vers le grenier. « Adieu », dit-il à l'adresse du garçon. Paul cracha dans sa direction. Le jet de salive atterrit sur la manche d'Edward qui l'essuya promptement avec un Kleenex et jeta ensuite la boîte près du réchaud. Sans ajouter un mot, il sortit du moulin en refermant la porte derrière lui.

Etendue sur le côté, Anna examina le réchaud à l'autre bout de la pièce. La résistance commençait à rougir, une marque brune apparaissait sur le tissu sale.

La petite voix de Paul lui parvint d'en haut. « Est-ce qu'il t'a fait mal ? »

Malgré la douleur qui lui transperçait la poitrine, elle parvint à reprendre son souffle. « Je vais bien. Ne t'inquiète pas », dit-elle d'un ton paisible.

Lentement, péniblement, elle se traîna centimètre par centimètre sur le sol vers le réchaud menaçant. Le morceau de chiffon était noir à présent et une petite flamme courait sur le bord.

« N'aie pas peur, cria-t-elle à Paul. N'aie pas peur. »

Thomas prit sa valise et sa serviette sur le siège du taxi et se pencha pour régler le prix de la course.

« Merci, mon vieux, lui dit le chauffeur. Bonne soirée. »

Thomas regarda la voiture faire lentement marche arrière dans l'allée. Il se tourna vers la maison, s'attendant à voir Anna se précipiter sur le porche pour l'accueillir. Mais toutes les lumières étaient éteintes et il n'y avait aucune trace de sa présence, à l'exception de la Volvo garée dans l'allée. Il alla regarder par les fenêtres du garage et constata que sa propre voiture était à l'intérieur. Il s'avança alors d'un pas lent vers la porte et entra.

Il s'immobilisa un instant dans l'entrée. Ce n'était pas l'accueil qu'il avait imaginé, mais c'était peut-être celui qu'il méritait. « Anna », appela-t-il. Aucune réponse ne lui parvint.

Dans le salon, il alluma la lumière. Le crépuscule tombait. Il posa sa valise sur une chaise et parcourut la maison.

Une chance qu'il eût décidé de retourner à son hôtel après déjeuner pour y prendre des papiers. C'était à ce moment-là qu'on lui avait remis le message d'Anna concernant Paul. Saisi d'effroi en le lisant, il s'était sur le moment senti sans courage pour faire face à la réalité. Mais Anna avait besoin de lui, elle lui demandait de rentrer. Il n'avait pas mis longtemps à se décider. Quelques coups de téléphone avaient suffi à annuler les rendez-vous et à organiser son retour.

Il pénétra dans la cuisine, se dirigea directement vers le comptoir où Anna avait l'habitude de lui laisser un mot lorsqu'elle sortait. Rien. Aucune indication de l'endroit où elle avait pu se rendre.

Pendant un instant il eut l'impression de vivre un de ses cauchemars d'enfant ; toute la famille a disparu au retour de l'école. Il chassa l'image de son esprit, se souvint que Tracy était allée faire du bateau avec son amie, et décida de téléphoner chez la jeune fille. La mère de Mary Ellen lui répondit que le bateau n'était pas encore rentré et lui promit de dire à Tracy d'appeler son père dès son retour afin qu'il vienne la chercher.

Il dénoua sa cravate et prit une bière dans le réfrigérateur. Anna devait être avec les flics. Si Paul avait disparu, elle était partie sur-le-champ demander l'aide de Buddy. Ils avaient dû tous les deux se mettre à la recherche du garçon. Thomas avala une gorgée de bière. Durant tout le trajet dans l'avion qui le ramenait à New York, il n'avait cessé de se poser cette question : Paul avait-il décidé de s'enfuir ? Et derrière l'interrogation pointait le remords d'avoir peut-être provoqué cette décision par son attitude égoïste. Il pria en silence pour que sa femme et son fils franchissent la porte avant qu'il n'ait terminé sa bière, et composa le numéro du commissariat de police de Stanwich.

Le téléphone sonna cinq fois avant que la téléphoniste ne répondît. Exaspéré, Thomas demanda d'un ton cassant à parler à Buddy Ferraro.

L'inspecteur Buddy Ferraro était absent.

« Je suis M. Lange, expliqua Thomas. Je viens d'arriver de Boston. Pourriez-vous me dire ce qui s'est passé ?

— Marian Hammerfelt à l'appareil. J'étais présente lorsque votre femme est venue au commissariat. Votre fils a disparu à l'aéroport, ce matin.

— A-t-on pris des dispositions ? Buddy Ferraro est-il au courant ?

— L'inspecteur Ferraro était absent de Stanwich lorsque c'est arrivé. Il est revenu immédiatement après avoir été prévenu. Il m'a téléphoné de chez lui il y a quelques minutes. Je pense qu'il est en route pour le commissariat. Mais votre femme ne se trouve pas avec lui. Nous ne l'avons pas revue depuis ce matin. L'inspecteur Ferraro devrait être ici dans une vingtaine de minutes. Voulez-vous qu'il vous rappelle ? Ou dois-je lui dire de se rendre chez vous ? »

Thomas hésita. « Non, dit-il au bout d'un instant. Il faudra sans doute que j'aille chercher ma fille. C'est assez loin d'ici. Il est inutile qu'il se dérange. Demandez-lui de m'appeler, ça suffira. »

Thomas se sentait mal à l'aise dans son costume froissé et monta se changer. Leur chambre était toujours aussi agréable et ordonnée, un bouquet de fleurs sur la table de chevet. Thomas souleva la brosse en argent sur la coiffeuse, caressa lentement la surface polie du métal. C'était inhabituel de la part d'Anna de ne pas lui avoir laissé de message. Peut-être pensait-elle qu'il ne rentrerait pas, qu'il ne répondrait pas à son appel. Il se sentit une fois de plus bourrelé de remords pour le gâchis qu'il avait causé, et pris d'un furieux désir de se racheter.

Il laçait ses chaussures de tennis lorsqu'il comprit soudain où elle devait être. Elle ne prenait généralement pas la peine de lui laisser un mot lorsqu'elle se rendait chez Iris. Ça signifiait qu'elle serait de retour d'un instant à l'autre. C'était sûrement ça. Un immense soulagement l'envahit. Elle avait dû se rendre à pied chez les Stewart. Il se pencha en travers du lit et prit le téléphone sur la table de chevet. Le numéro des Stewart était inscrit sur le cadran, avec celui de la police et des pompiers. Il le composa, impatient d'entendre la voix d'Iris et de lui demander d'annoncer son retour à Anna. Il laissa sonner plusieurs fois avant de se résigner. Il n'y avait personne.

Peut-être était-elle avec Iris à la recherche de Paul ? C'était une possibilité. A moins qu'elles ne soient toutes les deux dehors ? Au bord de la piscine, par exemple. Mais le jour tombait à présent, et il faisait plus frais. Cela sentait déjà l'automne. Il se dirigea vers la fenêtre entrouverte et la referma. Voyons. Anna n'était certainement pas en train de se prélasser près de la piscine alors que Paul avait disparu. Il envisagea de se rendre lui-même jusqu'à la maison des Stewart. Si Iris était chez elle, elle saurait peut-être quelque chose. Puis il songea à Edward. L'idée de se trouver nez à nez avec lui le séduisait autant que d'attraper la jaunisse.

Thomas retourna s'étendre sur le lit. Tracy pouvait téléphoner d'une minute à l'autre et il avait promis d'aller la chercher. Buddy aussi devait appeler. Essaie de te reposer, se dit-il. Tu n'as rien d'autre à faire. Si tu dors un peu, Anna sera peut-être de retour à ton réveil. Il ferma les yeux. Une veine se mit à battre sur son front. Calme-toi, se répéta-t-il, le téléphone va sonner d'un instant à l'autre.

Progressant par mouvements de reptation, Anna se traîna sur les dalles pour atteindre le réchaud. Le sol était jonché des débris inflammables rassemblés par Edward, qu'elle dut écraser sur son passage, se piquant aux éclats d'une coque de bateau, s'emmêlant dans les chiffons. Elle se fraya un chemin au milieu des papiers, se meurtrit le côté droit sur la masse froide d'un marteau. Ses pieds se prirent dans une chaise qui se renversa, entraînant dans sa chute un carton rempli de petites voiles. Les minuscules triangles de soie vinrent se poser sur la résistance rougeoyante du réchaud où elles brûlèrent, petites lueurs fantastiques, avant de se transformer en cendres.

Des langues de flammes couraient le long de la lisière du tissu noirci qu'Edward avait posé sur le réchaud, menaçant d'atteindre le centre du chiffon. Anna hésita, tentée d'aller éteindre le chiffon, mais elle se trouvait plus près du cordon électrique. Elle regarda la prise. En levant la tête suffisamment haut pour saisir le cordon entre ses dents, elle parviendrait à la décrocher. La perspective de prendre le fil électrique dans sa bouche la glaçait d'effroi, mais le feu gagnait tout le chiffon à présent. Il fallait débrancher le réchaud.

« Que fais-tu ? demanda Paul.

— Courage, chéri. Je vais débrancher le réchaud.

— Fais attention ! » cria-t-il.

Anna regarda le cordon avec détermination. Puis, dressée sur un coude, elle le prit entre ses dents et le coinça entre son menton et son épaule. Allons-y. Attention de ne pas mordre le fil.

Elle ferma les yeux et s'écarta du mur. La prise résista un moment avant de céder. La violence du mouvement fit basculer le réchaud. Il tomba du banc et se retourna contre la pédale de la machine à coudre.

Anna rejeta vivement le cordon. « J'y suis arrivée ! cria-t-elle. J'ai enlevé la prise.

— Bravo, Maman ! »

Anna éprouva un moment de bonheur intense en l'entendant l'appeler Maman. « Maintenant, il faut brûler mes liens contre la résistance, avant qu'elle ne refroidisse.

— Sois prudente.

— Il faut d'abord que j'éloigne ce damné chiffon. »

Les bords du chiffon étaient en flammes. Elle

n'avait pas le choix. Se libérer de ses liens risquait de prendre un certain temps et tant qu'elle n'aurait pas éteint ce chiffon, Paul et elle seraient en danger. Elle s'occuperait ensuite des cordes qui lui sciaient les poignets. Il lui fallait étouffer les flammes sans attendre, et il n'existait qu'un seul moyen de le faire. Elle se rapprocha du tissu enflammé, déterminée à l'écraser sous son corps.

Les muscles bandés, elle se prépara à rouler sur elle-même. Elle espérait pouvoir réussir en une seule fois. Elle murmura une prière et recula pour prendre de l'élan.

Les flammes se rapprochèrent soudain de la tache brune, au centre du chiffon qui s'enflamma d'un coup, projetant au travers de la pièce des parcelles embrasées.

Le visage brûlant sous la chaleur soudaine, Anna s'écarta avec un cri.

« Que s'est-il passé ? s'exclama Paul.

— Le chiffon, haleta-t-elle. Il a pris feu. »

Les flammèches, s'envolèrent un peu partout dans la pièce. Les unes s'éteignirent d'elles-mêmes sur le sol avec un sifflement. D'autres atteignirent des boî-tes, des bouts de tissu, des piles de papier. L'une d'elles se posa sur un balai dressé contre le mur, mettant le feu aux soies, sous les yeux d'Anna impuissante. Le feu se propageait autour d'elle. La fumée commençait à se répandre à l'intérieur du moulin.

Les doigts d'Edward tremblaient en nouant sa cravate, pourtant il se sentait relativement calme. La sonnerie du téléphone, un moment auparavant, l'avait troublé, mais il n'avait pas répondu. C'était plus prudent. La personne qui appelait pourrait témoigner qu'il n'était pas chez lui lorsqu'elle avait tenté de le joindre. Il enfila sa veste, vérifia sa tenue dans la glace. Il aimait dîner au club sans Iris. Elle avait un air négligé qui lui faisait honte lorsqu'ils traversaient la salle à manger. Ce soir, tout serait parfait. Il allait dîner, boire, rencontrer des gens, et lorsqu'il rentrerait chez lui, tous ses problèmes seraient réduits en cendres ; le moulin transformé en brasier. A l'intérieur, les enquêteurs trouveraient les restes de la mère et du fils, victimes d'un terrible accident. Il n'y aurait aucune trace de leurs liens calcinés par l'incendie.

Provoquer l'accident sur sa propre propriété était un pari osé, mais il avait finalement décidé que c'était le bon choix. L'intrusion d'Anna au beau milieu de son plan initial l'avait mis hors de lui, et il avait d'abord pensé à se débarrasser de deux cadavres au lieu d'un seul. Mais plus il y pensait, plus il lui semblait préférable qu'on les trouvât morts sur place. En dehors du fait qu'il n'avait aucun motif aux yeux de quiconque pour avoir agi ainsi, il était sûr que personne ne l'imaginerait capable de mettre le feu à sa propre maison. Tous ceux qui le connaissaient savaient à quel point il était attaché à ce moulin. A dire vrai, son seul regret était d'être obligé de le sacrifier pour faire disparaître ce garçon et sa mère.

Les Lange étaient exactement le genre de gens à venir rôder sur la propriété, à entrer dans le moulin. Leur manque d'éducation les portait à débarquer chez vous à l'improviste. Iris pourrait facilement en témoigner. Et Edward dirait qu'il avait autorisé l'enfant à utiliser son atelier lorsqu'il en avait envie. Il serait à l'abri de tout soupçon. Une victime, en fait, de leur négligence.

Il jugea qu'il était temps de quitter la maison. Il prit les clefs de la Cadillac sur la commode, ouvrit le tiroir. A l'intérieur se trouvait sa pince à billets en or et un portefeuille en cuir garni d'argent liquide. Il glissa quelques billets dans la pince, mit le tout dans une poche, éteignit la lampe, sortit de la chambre et se dirigea vers l'escalier. Il l'avait à moitié descendu lorsqu'il entendit frapper à la porte d'entrée.

Il faillit ne pas répondre, espérant que l'importun allait repartir. Mais s'il faisait le tour par l'arrière de la maison ? Bien qu'il doutât que le feu fût déjà visible, Edward ne pouvait courir ce risque. Il descendit rapidement les dernières marches et jeta un coup d'oeil par l'une des fenêtres de l'entrée. Il n'y avait aucune voiture dans l'allée. S'avançant à pas feutrés jusqu'à la porte, il écarta légèrement les rideaux qui encadraient les vitraux et regarda à l'extérieur.

Thomas Lange se tenait sur le porche.

L'effroi lui glaça le cœur. Il sentit la sueur inonder son front. Qu'est-ce que Thomas venait faire ici ? Edward se redressa, puis il ouvrit la porte.

« Thomas, dit-il aimablement. Que puis-je faire pour vous ? J'étais sur le point de partir.

— Puis-je entrer un instant ? Je suis si heureux de vous trouver chez vous. »

Edward regarda ostensiblement sa montre. Mais Thomas était trop agité pour s'en apercevoir. Il passa devant lui et entra dans le salon.

« Je vous croyais en voyage, dit Edward. Ce matin au téléphone, Anna m'a dit qu'elle s'apprêtait à aller vous voir à l'aéroport avant votre départ.

— Je suis allé à Boston, mais j'ai reçu un message d'Anna à mon hôtel, m'annonçant que Paul avait à nouveau disparu. Je suis rentré immédiatement. Et je ne trouve pas Anna, non plus.

— Oh, elle ne doit pas être bien loin, dit calmement Edward.

— J'ai essayé en vain de dormir un peu en l'attendant. Et puis, je me suis dit qu'Iris et vous étiez peut-être au courant de ce qui s'était passé ; que vous saviez où se trouvait Anna.

— Iris est partie pour quelques jours. J'ai aperçu Anna au début de l'après-midi, mais pas depuis.

— Que désirait-elle ? demanda Thomas.

— Elle cherchait Paul. Mon Dieu, quelle épreuve pour vous tous ! »

Thomas fronça les sourcils.

« Qu'y a-t-il ? demanda Edward.

— J'ai téléphoné avant de venir ici. Personne n'a répondu.

— Je suis sorti à plusieurs reprises, expliqua Edward en regardant à nouveau sa montre.

— Je crains de vous mettre en retard, dit Thomas. Je vais rentrer.

— Non, non. Pas du tout, dit Edward, craignant soudain que Thomas ne sentît la fumée s'il rentrait chez lui. Ecoutez, j'ai une idée. Pourquoi n'irions-nous pas ensemble chercher Anna en ville ? Je suis sûr que vous n'êtes pas en état de conduire. »

Tom fut surpris par cette offre. « Je ne veux pas vous déranger. Et nous ignorons où la chercher.

— Ça ne me dérange pas du tout. Je serai vraiment heureux de pouvoir vous aider.

— Impossible. Je dois aller chercher Tracy.

— Nous pouvons la prendre en chemin. Nous passerons ensuite par le commissariat pour voir s'ils ont des nouvelles de Paul. »

Thomas hésita. Il eut soudain l'air exténué. « Vous avez raison, dit-il. Je ne peux pas rester à la maison, à côté du téléphone. Je deviendrais fou. »

Edward entraîna Thomas dans la direction du garage. « Vraiment, j'ai scrupule à vous obliger à changer vos projets, dit encore Thomas.

— J'allais simplement dîner à mon club », dit Edward. Il regarda en arrière vers le moulin. La

fumée n'avait pas encore commencé à s'élever. « Croyez-moi, je peux m'y rendre n'importe quand. On n'a pas souvent l'occasion d'aider un ami en difficulté. » Ils pénétrèrent dans le garage. Edward ouvrit la porte de la Cadillac du côté passager. Thomas s'installa dans la voiture. Edward lui semblait toujours aussi chaleureux qu'un glaçon, mais au moins faisait-il un effort.

Un sentiment de fierté et de profonde satisfaction emplit Edward pendant qu'il se glissait derrière le volant. Ces gens-là sont si simples, pensa-t-il. De vrais moutons.

La voiture roula silencieusement hors du garage et longea l'allée.

La chaleur allait en augmentant à l'intérieur du moulin. Avec l'audace du désespoir, Anna roula sur le sol vers le réchaud, étouffant les flammes sous son corps. Se hissant contre le pied de la machine à coudre, elle chercha à atteindre la résistance dans son dos. Elle sentit une brûlure sur ses doigts, mais c'était sans importance, désormais. Elle maintint ses liens contre la plaque.

« Je vous en prie, mon Dieu », murmura-t-elle au moment où un chiffon enflammé transformait en torche une chaise en rotin près de l'établi.

Elle tordit ses poignets contre le réchaud, tirant et distendant les cordes qui les liaient. Il devenait difficile de respirer dans la fumée qui envahissait la pièce.

« Maman, gémit Paul. Au secours ! » Elle l'entendit tousser.

Le balai tomba sur le sol, mettant le feu à une pile de carnets. Anna essaya de séparer ses mains l'une de l'autre, mais la résistance n'était plus assez chaude.

« Maman ! » cria à nouveau Paul.

Ne renonce pas, s'ordonna-t-elle. Il a besoin de toi. Ne te laisse pas aller. La scène qui s'offrait à ses yeux était une vision d'enfer. Elle rassembla ses forces. « Essaie de couvrir ton nez et ta bouche, cria-t-elle, cherchant à se faire entendre par-dessus les crépitements. Essaie de ne pas respirer la fumée. »

Elle sentait les gouttes de sueur s'évaporer sur ses joues. Ses yeux s'embuèrent. Etait-ce la fumée ou le désespoir ?

« M'entends-tu ? cria-t-elle. Paul ! » Aucune réponse ne lui parvint du grenier.

24

« Je suis certain qu'il existe une explication très simple, dit Edward en s'engageant dans la longue allée de sa propriété. Telle que je connais Anna, elle n'a pas pu rester inactive. Elle a dû partir à la recherche de Paul.

— Attendez, dit soudain Thomas. Arrêtez la voiture ! Le téléphone sonne chez vous.

— Vous entendez des voix, dit Edward en appuyant sans conviction sur le frein.

— Je vous assure que le téléphone sonne.

— Oh ! ce sont sans doute les Alison. Nous devions dîner ensemble au club. Peu importe. Ils rappelleront plus tard.

— C'est peut-être Anna, dit Thomas. Il faut que vous répondiez ! »

Avant qu'Edward ait pu faire un geste, Thomas avait sauté hors de la voiture et piqué un sprint vers la maison. Edward tira le frein à main et courut derrière lui.

« Je suis sûr que c'est Anna, dit Thomas en collant son oreille contre la porte d'entrée. Ouvrez vite. »

Edward jeta un coup d'œil dans la direction du moulin. Une mince colonne de fumée s'élevait dans l'air.

« Ne soyez pas ridicule, dit-il.

— Elle a peut-être besoin de moi. A moins qu'elle n'ait eu un accident. Ouvrez la porte.

— Vous ne trouvez pas que vous exagérez, dit sèchement Edward.

— Vous avez dit que vous souhaitiez m'aider, fit Thomas d'une voix coupante. Si c'est vrai, ouvrez cette satanée porte avant que je ne casse la fenêtre. »

Les deux hommes se toisèrent pendant un moment. Edward fit un effort violent pour contenir sa fureur et ne pas frapper le visage de Thomas. Si cet imbécile brisait une fenêtre, il déclencherait l'alarme au commissariat de police, qui enverrait sur-le-champ une patrouille. Le téléphone continuait à sonner avec insistance. S'il donnait satisfaction à Thomas, il aurait encore le temps de se débarrasser de lui avant qu'il ne soit trop tard. « Votre conduite est insensée, Thomas », dit-il en introduisant la clef dans la serrure.

Tom l'écarta brusquement pour pénétrer dans la maison et se précipita vers le téléphone. Il tendit le récepteur à Edward.

« Monsieur Stewart, dit Tracy à l'autre bout du fil. Excusez-moi de vous déranger, mais savez-vous où sont mes parents ? Personne ne répond à la maison.

— Un moment », répondit Edward. Il se tourna vers Thomas.

« C'est pour vous. »

Thomas lui arracha littéralement le téléphone des mains et cria : « Allô ! » tandis qu'Edward retournait dans le hall. Il n'y avait pas de temps à perdre. Pas une minute. Il fallait que Thomas sorte d'ici avant que les flammes ne soient visibles. Edward regarda sa montre.

« Je suppose que Tracy veut qu'on la ramène chez elle. Nous allons passer la chercher. »

Thomas ne répondit pas. Il passa devant Edward et attendit au bord de l'allée que ce dernier ait refermé la porte d'entrée.

« Ecoutez, Edward, dit-il. Je vous remercie de votre proposition, mais je suis capable de conduire à pré-sent. J'irai prendre Tracy chez ses amis et nous partirons ensuite ensemble à la recherche d'Anna. »

Edward s'apprêta à protester, mais il se ravisa. Pourvu que Thomas quittât la maison, tout lui était égal. « Laissez-moi au moins vous reconduire chez vous, dit-il en ouvrant la porte de sa voiture.

— Je préfère rentrer à pied. Je ne veux pas vous déranger davantage.

— Ne soyez pas stupide. Laissez-moi vous reconduire. C'est sur mon chemin.

— Partez sans m'attendre. La marche me fera du bien.

— Montez dans ma voiture. Ne vous faites pas prier.

— Ce n'est pas bien loin. Je traverserai par-derrière. »

Il devait convaincre Thomas. Il ne pouvait pas le laisser prendre le raccourci. La fumée était trop visible. « Je préfère vous reconduire, dit-il sèchement.

— Ecoutez, j'aime mieux pour ma part rentrer à pied. Je pense que j'ai déjà abusé de votre amabilité. » Il se dirigea vers l'arrière de la maison.

Edward cria : « Comment osez-vous ? »

Thomas s'arrêta brusquement.

« Comment osez-vous vous introduire chez moi à tout moment, parcourir ma propriété chaque fois que ça vous chante ? Vous et votre famille, vous prenez cette maison pour un jardin public. Je ne le tolérerai pas davantage ! »

Pauvre imbécile, prétentieux et arrogant, songea Thomas. Voilà donc ce que vous appelez aider un voisin. Je sais maintenant quels sont vos véritables sentiments envers nous. C'est bien ce que je soupçonnais.

Il n'y avait qu'une façon de réagir à l'accès de colère de ce snob. Le calme et la réserve. « Désolé, mon cher voisin, dit Thomas. J'ai justement envie de prendre ce raccourci. »

Et d'un pas décidé, il entreprit de contourner la maison.

Edward se précipita derrière lui. « Arrêtez immédiatement ! »

Thomas fit encore quelques pas, puis s'arrêta. Lentement, il se retourna et fit face à Edward.

Les deux hommes se mesurèrent du regard. Puis Thomas dit calmement : « On voit de la fumée dans la direction de votre moulin. On dirait qu'il y a le feu. »

Les traits d'Edward se décomposèrent. « Vous rêvez, dit-il. Sortez de ma propriété.

— Vous ne voulez même pas aller voir ?

— Non. Vous êtes complètement fou.

— Pas du tout, dit Thomas. Pourquoi vouliez-vous m'empêcher de passer par là ? »

Soudain, Edward se rua sur Thomas, le saisissant par le col de sa chemise, et se mit à le frapper, les yeux étincelants.

Un instant déséquilibré, Thomas rassembla ses forces et envoya son agresseur par terre d'un swing du droit. Avant qu'Edward ne pût se relever, il disparut derrière la maison. Il voyait distinctement les volutes de fumée grise qui se détachaient sur le ciel assombri de la fin du jour. Il se mit à courir.

Le sang battant à ses oreilles, son cœur tambourinant dans sa poitrine, il vola littéralement jusqu'au fond du parc, sautant par-dessus un muret de pierre, trébuchant, reprenant sa course.

Un rideau d'arbres dissimulait le moulin, mais on entrevoyait par-delà une lueur inhabituelle. Thomas poursuivit sa course, puis s'arrêta brusquement.

Sam, le chat de Paul, se faufilait dans l'herbe près de la porte du bâtiment en feu. L'animal se retourna à l'approche de Thomas et le regarda de ses grands yeux.

Des flammes léchaient les encadrements des lucarnes d'où s'échappait la fumée. L'entourage de la porte commençait à noircir. Tom entendit des craquements à l'intérieur et le son étouffé d'une voix familière qui lui glaça le cœur.

« Anna ! » Il se rua vers la porte.

La chaleur et la fumée se répandirent à l'extérieur, lui noircissant le visage. Dans le moulin, les flammes dévoraient tout le bric-à-brac entassé dans la pièce, léchaient les murs. L'atmosphère était opaque. « Anna ! hurla Thomas. Anna ! » A travers le rugissement de l'incendie, il perçut un cri rauque et se jeta à l'intérieur de la pièce, renversant des débris enflammés sur son passage, repoussant les flammèches qui s'accrochaient à ses vêtements. « Anna ! Où es-tu ? »

Ses yeux s'accoutumèrent peu à peu à la scène d'enfer qui l'entourait et il distingua une forme sombre repliée sur elle-même. Ligotée, recroquevillée dans l'angle de la pièce, l'une de ses manches déjà en feu, Anna leva vers lui un regard absent, puis ses yeux se révulsèrent. Thomas s'agenouilla, entoura sa femme de ses bras pour la soulever. Il voulut dénouer les liens qui lui enserraient les poignets. La voir ainsi attachée le révoltait. Mais le feu se propageait et il se mit à tousser, à moitié asphyxié par la fumée.

Il regarda en direction de la porte. Une barrière incandescente s'élevait devant lui qu'il lui faudrait contourner pour sortir. Serrant Anna contre lui, Thomas se redressa avec précaution, vacillant sous le poids de son fardeau. Les flammes le cernaient de toutes parts, dévoraient tout sur leur passage, attisées par les vapeurs d'essence.

Thomas se fraya un chemin à travers la fournaise en direction de la porte. Il s'efforça d'éviter les projectiles enflammés qui menaçaient de les atteindre Anna et lui, insensible aux brûlures laissées sur sa peau par les flammèches qui le cinglaient au milieu du brasier.

Sur le seuil du moulin, une coque de bateau embrasée tomba devant ses pieds. Tom fit un bond en arrière, l'enjamba et se retrouva dehors sur la pelouse. Titubant, il s'éloigna du moulin, tomba à genoux et chercha à reprendre haleine après avoir déposé Anna sur l'herbe. La jeune femme gémit. Tom se tourna vers elle et posa sa tête sur sa poitrine. Elle toussait et respirait bruyamment, mais sans difficulté. Il commença à détacher ses liens.

Anna remua en sentant qu'on la libérait. Ses yeux s'ouvrirent et elle se tourna vers le visage noirci de son mari qui souriait au-dessus d'elle.

« Tu n'es pas blessée ?

— Paul », murmura-t-elle d'une voix rauque.

Thomas la regarda sans comprendre. Une terreur

panique se lisait soudain sur ses traits. « Tom, Paul est dans le moulin.

— Je ne l'ai pas vu. »

Elle l'agrippa par sa chemise. « Dans le grenier ! »

Thomas se releva d'un bond et courut jusqu'à la porte du moulin. Anna vit les flammes qui jaillissaient par les fenêtres et embrasaient la porte tandis que la fumée s'échappait à l'extérieur.

Elle porta les mains à sa bouche, vit son mari hésiter, puis plonger à nouveau dans l'enfer de l'incendie. Les larmes se mirent à rouler sur ses joues noircies.

Il fallut plusieurs secondes à Edward pour réaliser qu'il était perdu. Thomas allait découvrir sa femme et son fils enfermés dans le moulin. Il ne pouvait pas les tuer tous. Plus maintenant.

Essuyant son visage avec sa manche, il reprit d'un pas hésitant le chemin de la maison. Il allait tout perdre. Son plan si bien conçu était réduit à zéro et il n'avait pas le temps d'en élaborer un autre. La fuite était son seul espoir. Il se précipita à l'intérieur de la maison ne sachant quoi emporter. Il lui fallait de l'argent. Il ouvrit le tiroir de la commode, entassa les billets dans les poches de son pantalon. Il songea ensuite à ses bateaux, saisit la valise remplie de maquettes qu'il transporta en bas de l'escalier, s'accrochant à la poignée comme à une bouée de sauvetage. Dans le hall, il s'arrêta, parcourant des yeux tous les objets de prix qui faisaient sa fierté. Puis il se força à reprendre sa marche.

Au pas de course, il regagna sa voiture stationnée dans l'allée, mit le contact et appuya sur l'accélérateur. La voiture bondit en avant et fonça à travers le parc.

Au bout de l'allée, la Cadillac encore en pleine vitesse décrivit une large courbe, empiétant sur le milieu de la route. Edward jeta un coup d'œil sur sa droite. A une centaine de mètres, une voiture de police arrivait à toute allure.

Edward manœuvra désespérément le volant pour revenir sur le bon côté de la route, mais ne parvint qu'à amorcer un tête-à-queue. La voiture de police ne put éviter la Cadillac et les deux véhicules entrèrent en collision.

Etourdi par la violence du choc, Edward vit la portière de la voiture de police s'ouvrir. Il retrouva immédiatement ses esprits. Passant en marche arrière, il appuya sur l'accélérateur pour se dégager, puis repassa brutalement en marche avant et braqua le volant afin d'éviter un nouveau heurt. Edward reconnut Buddy Ferraro, l'inspecteur qui était toujours fourré chez les Lange. Il lança son moteur et la Cadillac bondit, manquant de peu l'inspecteur qui se tenait debout au milieu de la chaussée, la main levée.

« Halte ! » cria le policier. Edward ignora son injonction. Il accéléra et prit rapidement de la distance. La détonation d'un pistolet retentit, mais Edward n'y prêta pas attention. Il avait les yeux fixés sur le carrefour au bout de la route. L'embranchement de l'autoroute n'était pas loin.

Il sentait la peur le gagner à présent. Tu as tout perdu, se dit-il, la gorge serrée par l'angoisse. Soudain, il crut voir un enfant devant lui qui le regardait de ses yeux innocents et étonnés. Il fut pris d'une nausée, mais ne relâcha pas la pression de son pied sur la pédale. Il ne pouvait plus s'arrêter désormais. Il était trop tard. Il avait toujours été trop tard.

Il entendit une autre détonation et le mirage de l'enfant disparut. Avec une soudaine bouffée d'exaltation, il accéléra de plus belle avant de percevoir le choc du pneu qui éclatait à l'arrière. La Cadillac se mit en travers de la route. Comme si toute la scène se déroulait au ralenti, Edward se rendit compte que la lourde et puissante voiture échappait à son contrôle.

Je vais trop vite, pensa-t-il. Il essaya de bloquer les freins mais, lancée à pleine vitesse, la voiture ne fit que déraper et sortit de la route.

Un grand orme au feuillage épais se dressait sur sa trajectoire, à l'entrée de Hidden Brook Lane. Edward vit l'aigle doré qui surmontait son capot foncer sur l'arbre. L'oiseau percuta le tronc de l'arbre, se détacha de la calandre, rebondit par-dessus le capot et le pare-brise réduits en bouillie.

En voyant l'arbre arriver sur lui, Edward eut une dernière pensée. Il allait se diriger vers la côte Est, et s'embarquer à bord d'un voilier. Une fois au large, il s'emparerait du bateau. Il serait le plus grand capitaine qui ait jamais existé. L'Océan lui appartiendrait.

« Il sera à moi ! » s'écria-t-il, au moment où la colonne de la direction lui défonçait la poitrine.

Je n'aurais jamais dû le laisser retourner dans le moulin, pensa-t-elle. Il n'en sortira pas vivant. Je vais les perdre tous les deux. Il faut que j'aille le chercher.

Elle parvint à se dresser sur les mains et les genoux. Sa tête pesait comme un boulet. Elle essaya de se traîner vers le bâtiment en feu, tomba de tout son poids au bout de quelques mètres.

Puis elle songea à Tracy. Il lui restait une fille qui avait besoin d'elle. Peut-être Dieu l'avait-il épargnée pour Tracy. Sauvez-les, mon Dieu, sauvez-les !

Anna gémit en voyant une autre fenêtre s'embraser sur la façade du moulin. Elle fit une nouvelle tentative pour se lever. On n'entendait pas un son qui indiquât une présence humaine dans le moulin.

Quelque chose la poussait à y retourner. Une partie d'elle-même voulait se plonger dans les flammes comme une veuve éplorée se jette sur le bûcher funéraire. Ce serait le moyen d'en finir avec ce cauchemar.

« Tom ! » gémit-elle. A nouveau, la pensée de Tracy la retint.

Au loin s'élevait la plainte lancinante des sirènes des pompiers. Anna les entendit hurler de plus en plus distinctement sans saisir qu'elles se dirigeaient vers elle.

Soudain, dans l'encadrement de la porte du moulin, apparut une silhouette sombre, courbée en deux sous le poids d'un corps. Anna laissa échapper un cri de soulagement à la vue de son mari qui venait vers elle, haletant, le visage noirci par la fumée.

« Tom, cria-t-elle en se mettant debout. Chéri ! »

Puis elle fixa son regard sur Paul. Il paraissait sans vie. Sa tête ballottait, inerte, tandis que Thomas l'emportait à l'écart de l'incendie. Il posa doucement son fils sur le sol. « Il est vivant. Crois-moi. Il vit. »

Elle se couvrit la bouche de ses deux mains et tomba à genoux tandis que Thomas se penchait sur Paul et tentait de le ranimer. Incapable de bouger, Anna le vit appliquer sa bouche sur celle de son fils et lui insuffler son propre souffle. A la dixième tentative, la poitrine du garçon se souleva. Thomas leva les yeux et croisa le regard de sa femme.

Elle fit un signe de la tête, posa une main sur le bras de son fils pendant que Thomas se penchait pour pratiquer encore une fois le bouche-à-bouche. Bientôt, la poitrine de l'adolescent se souleva et s'abaissa à un rythme régulier ; un semblant de couleur apparut sur ses joues.

Des bruits de voitures se rapprochaient. Les pompiers et l'ambulance que Buddy avait prévenus par radio s'engageaient dans l'allée des Stewart.

« Tom, il revient complètement à lui ! » s'écria Anna en voyant Paul se tourner vers elle. Thomas se redressa. Ils dirigèrent tous les deux un regard inquiet vers leur fils et lui sourirent.

« Comment te sens-tu ? » demanda Anna.

Paul hocha la tête et se mit à tousser comme s'il perdait sa respiration.

« Il s'étouffe, dit Anna en saisissant le bras de Thomas.

— Non, mais il faut qu'il se débarrasse de toute cette fumée. » Thomas prit la main de Paul entre les siennes. « Ça va passer, dit-il. Tu ne te laisses pas facilement abattre, hein ? Un vrai dur ! »

Paul eut un faible sourire et serra les doigts de son père. Thomas contempla Anna avec amour. « Il doit tenir ça de toi », dit-il. Il s'approcha de l'oreille du garçon. « Nous allons t'emmener à l'hôpital, ne t'inquiète pas », dit-il tandis que les voitures de pompiers et l'ambulance stoppaient sur la pelouse.

Paul ferma les yeux. Thomas observa le visage de son fils et eut un soupir. « Je me demande ce qu'il tient de moi. »

Anna l'entoura de son bras tout en contemplant son fils qui respirait calmement. « Tout ce qu'il a de meilleur », dit-elle.